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 Des bicyclettes, des petits fours et de la politique

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Edouard Cabanel
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■ religion: Ne croit qu'à la politique. Dieu ? ça fait longtemps qu'il n'existe plus, non ?
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MessageSujet: Des bicyclettes, des petits fours et de la politique   Des bicyclettes, des petits fours et de la politique Icon_minitime1Sam 5 Mar - 22:57

L'avantage des bicyclettes, c'est qu'elles n'avaient pas d'opinion politique. C'était l'étrange pensée qui traversa l'esprit d’Édouard Cabanel lorsque le véhicule de l'ambassade, qui avait eu le bon goût de ne pas trop cahoter sous les yeux des Parisiens, malgré l'essence de mauvaise qualité qu'on lui faisait ingurgiter, s'approchait de l'imposante façade du Petit Palais, en cet après-midi de mai 1943. Non, pour une fois, monsieur l'ambassadeur n'allait pas devoir marcher sur des œufs en ménageant la sensibilité des collaborateurs de tout poil, tout en s'étranglant devant des panneaux explicatifs qui tentaient de lui apprendre que les Bolcheviques menaçaient le monde de leur nez crochu et les Juifs de leur faucille – ou l'inverse, il avait été un visiteur dissipé lors des dernières expositions où on l'avait obligé à se rendre. A priori, quand il avait lu le projet d'exposition temporaire sur le thème du vélo à travers les âges, cela lui avait semblé plutôt neutre comme sujet, à défaut d'être véritablement intéressant. Et si l'enthousiasme ne l'avait pas particulièrement étouffé quand il avait du donner son avis sur la question, le gouvernement de Vichy l'avait été pour lui. Après tout, on avait débloqué les subsides et on lui avait demandé de tout organiser – ce qu'il avait élégamment délégué au comité artistique de son ambassade, il avait quand même autre chose à faire –, il n'allait pas refuser une telle manifestation que le gouvernement imaginait sans doute comme une occasion de réunir les Parisiens dans un thème fédérateur. Oui, la bicyclette était apparemment un thème autour duquel tout le monde s'accordait. Edouard n'avait pas osé dire que lui, il s'était toujours accordé à trouver ce mode de locomotion pénible quand il s'agissait de remonter le boulevard Saint-Michel qui avait un sérieux dénivelé (quelle idée aussi d'avoir planté le lycée Henri-IV en haut de la montagne Sainte-Geneviève), mais comme on ne lui demandait pas de pédaler pour la peine et qu'il n'était pas en état de faire des vagues à propos de ce stupidités de ce genre, il avait vaguement donné son accord et des crédits. Assez en tout cas pour qu'il soit l'hôte d'honneur de la réception, dont les cartons d'invitation avaient été envoyés en son nom – ce qui n'avait pas été sans peine, il avait été compliqué de faire comprendre à l'imprimeur qu'il ne pourrait pas réutiliser les vieilles cartes au nom d'Eugène de Mazan (ce dernier ayant quelques difficultés à faire des invitations pour une exposition de vélos au Petit Palais exilé comme il l'était dans le sud de la France), combien même on manquait de papier et que Vichy avait donné des instructions claires de rationnement. Si Cabanel prenait son parti d'utiliser de vieux papiers à en-tête de la « République française » (mention que sa secrétaire barrait soigneusement), il se voyait mal utiliser du papier recyclé pour inviter les grands pontes de l'Occupation à sa petite sauterie. Tout le monde savait très bien que Vichy allait mal, mieux valait éviter d'en donner trop de preuves.

Bref, autour des vélos, on risquait peu de s'écharper, c'était au moins une consolation à perdre son après-midi au Petit Palais. Et puis, c'était également une mention qui n'égratignerait que peu son curriculum vitae à présenter aux Alliés. Si sa conscience avait un peu de mal à supporter la propagande nazie, elle serait un peu tranquille et pourrait davantage se consacrer aux petits fours et au champagne – ce qui ne changerait pas grand chose des expositions avant guerre, c'était souvent là le moment le plus intéressant. Du moins, tenterait-il de ne pas penser à sa nouvelle secrétaire-complice installée dans l'ancien bureau d'Alice Boulanger à l'ambassade, occupée à recopier des rapports à la machine. Non qu'elle l'obsédait particulièrement, mais il se demandait plutôt avec inquiétude ce qu'elle allait encore pouvoir lui inventer pendant qu'il n'était pas là pour la surveiller. Allez, se dit-il avec un brin de courage, alors que la Citroën Traction stoppait brutalement devait le Petit Palais et que son chauffeur sortait de l'habitacle pour lui ouvrir la portière, il allait ressortir son sourire et son air affable de diplomate, et avec un peu de chance, il glanerait peut-être même quelques ragots intéressants à raconter à Londres – tout en évitant la présence polluante de types comme Félix Aurèle. Il serait vite de retour parmi les statuettes égyptiennes de son bureau, et Caroline Sinclair n'aurait sans doute pas eu le temps de démonter son bureau d'ici là. Tout n'était pas perdu. Qui sait ? Peut-être parviendrait-il à s'intéresser aux différents types de cycles au début du siècle ? Non, là, c'était quand même beaucoup lui demander.

L'air vif le saisit dès qu'il sortit du véhicule, sur le trottoir en bas des marches qui menaient à l'immense porte dorée du Petit Palais. Sans oublier de remercier son chauffeur (à ne jamais oublier, en soit, il n'avait pas percuté une charrette ou un vélo, ce qui relevait de l'exploit ces derniers temps à Paris), l'ambassadeur remit son chapeau sur sa tête et jeta un coup d’œil aux alentours. Quelques badauds curieux et quelques journalistes étaient rassemblés, sans doute dans l'espoir de voir passer un visage connu parmi les personnalités qui défilaient avec leur carton d'invitation. Il avançait à grands pas vers l'immense bâtiment construit pour l'Exposition universelle de 1900 (quand la France avait encore un peu d'amour-propre), en ignorant les journalistes qui se contenteraient de recopier sa déclaration officielle dans leurs papiers, quand une jeune femme, qui l'avait visiblement guetté de l'intérieur, sortit du Palais pour se précipiter vers lui. En d'autres circonstances, il se serait sans doute félicité d'avoir autant de succès, mais la mine affolée de celle qui aurait pu être son admiratrice eut tôt fait de le faire déchanter. A bien y réfléchir, en plus, ce visage lui disait quelque chose. Elle devait même travailler pour son comité artistique, il lui semblait lui avoir signé des papiers.
- Monsieur Cabanel... Ah, monsieur Cabanel, s'écria-t-elle enfin parvenue à son absence, d'un ton qui aurait pu flatter l'ego du monsieur Cabanel en question, s'il n'avait pas été trop occupé à se demander si elle était essoufflée parce qu'elle avait couru ou parce qu'elle était bouleversée, vous voilà... Heureusement !
- J'ai l'impression que j'arrive au bon moment pour une fois, répliqua Edouard de manière affable, en l'entraînant avec lui afin d'éviter que trop d'oreilles journalistiques ne se dressent derrière eux (ce qui ne constituait pas une menace particulière en soit, les ciseaux de la censure étant bien trop efficaces en soit, mais mieux valait éviter trop de rumeurs), que vous arrive-t-il ? Vous avez cassé l'unique exemplaire du premier vélo qui a gagné le tour de France ? Les bicyclettes se sont effondrées sur un officier allemand ? Elles sont bolcheviques ?
La jeune femme lui adressa un regard outré, les joues rouges, toujours haletante.
- Croyez-moi, vous devriez vous mettre à en faire, du vélo. C'est fédérateur en plus.
- Monsieur ! finit-elle par s'exclamer, alors qu'ils pénétraient dans l'immense hall d'entrée, échappant du même coup aux regards inquisiteurs, le gouverneur de Paris est ici... Avec de nombreux officiers en uniforme qui parlent tous allemands.
Elle semblait au bord des larmes, aussi ne jugea-t-il pas opportun de l'informer que c'était plutôt normal de voir des Allemands parler allemand. De toute façon, il avait un problème plus urgent à régler, à savoir son arrivée qui n'avait rien d'être « le bon moment ». Laisser Lengefeld seul dans une exposition organisée par les Français était une terrible faute diplomatique – même si, quand on connaissait mieux le gouverneur, on jugeait davantage cela comme du simple bon sens. À sa décharge, il n'était absolument pas prévu que les occupants débarquent en force dans cette petite sauterie, surtout mise en place pour donner l'impression aux collaborateurs de faire quelque chose et aux Parisiens que les collaborateurs faisaient quelque chose. Depuis quand Lengefeld se passionnait-il pour les bicyclettes ? La vision du général sur un deux-roues aurait pu être drôle en soit, mais après avoir abandonné son manteau et son couvre-chef aux vestiaires, Edouard pressa plutôt le pas pour se rendre dans les salles d'exposition déjà bondées, la jeune femme trottinant à ses côtés. Puisque les Allemands étaient là, autant les rejoindre pour parler guidons, pédales et cadres.

Il allait pénétrer dans l'immense salle principale quand la représentante de son comité artistique se mit à gémir à ses côtés :
- Et bien, qu'y a-t-il encore ? Souffla Edouard, un brin exaspéré, c'est plutôt une bonne nouvelle que le gouverneur soit là. C'est qu'il estime notre travail et tient à nous montrer sa sympathie.
Enfin, il n'y croyait pas lui-même, mais il était prêt à tout pour faire cesser cette tragédienne. Et lui dire que Lengefeld avait visiblement envie de lui faire rejoindre Eugène de Mazan dans le sud pour qu'il prenne quelques vacances lui aussi. Quoique, en soit, ce sort lui paraissait presque enviable, là (si on arrivait à oublier qu'il devait être surveillé par la milice et menacé à chaque instant).
- Ce n'est pas tout, monsieur Cabanel... Le buffet...
- Oui, le buffet ?
- Et bien voilà... Nous n'avions pas prévu autant de monde, nous allons manquer de boissons et de petits fours.
Edouard s'était attendu à tout, sauf aux problèmes de ravitaillement – ce qui eut au moins l'effet de lui couper le sifflet et de le laisser stupéfait. Il se vit déjà en train de raconter à ses proches, comme Alexandre ou son petit frère Maxime qu'il avait été révoqué à cause des petits fours. « L'ambassadeur incapable de nourrir l'occupant en chef », voilà qui aurait fait un titre sympathique dans les journaux de la résistance (Le Courrier Parisien aurait davantage parlé de ses ennuis de santé ou de sa décision d'aller visiter le sud pour se reposer). Il n'avait rien entendu d'aussi ridicule depuis l'affaire du prix du lait à la Chambre des députés. Et encore l'affaire du petit four manquant battait à plates coutures la raison de la chute du gouvernement au milieu des années 30.
- Que fait-on à votre avis ?
Son employée avait beau s'occuper d'art, elle manquait visiblement d'imagination – mais au moins fit-elle revenir Edouard sur terre. Il se rendit compte alors qu'elle le regardait avec un espoir non dissimulé, comme si elle croyait qu'il allait tout arranger d'un coup de baguette magique, ou du moins qu'il était en train de réfléchir  la question.
- Mais comment est-ce possible ? Chuchota-t-il, les sourcils froncés, je me souviens les avoir goûtés moi-même (oui, il avait récupéré des tâches essentielles dans la tenue de l'exposition) et avoir signé le bon de commande. Je sais que les Allemands avaient déclaré qu'ils ne viendraient pas, mais vous comptiez nourrir tous les pique... Tous nos invités avec trois bouteilles et deux bouchées ? Avec tout l'argent que je vous avais donné en plus !
Elle se tortilla sur place, soudain l'air gênée :
- Monsieur le préfet qui nous a donné les chiffres prévus de fréquentation nous a dit qu'il n'était pas utile de dépenser tant d'argent.
Parfait. Il lui faudrait penser à s'occuper de son comité artistique incapable de prendre des décisions sensées seul et qui se référait à celui qui chaque jour tentait de contrarier l'ambassade de Vichy. Il eut une pensée inattendue pour Caroline Sinclair qui devait être en train de détruire l'hôtel de Matignon et son bureau, et se dit avec effarement qu'il était sans nul doute entouré d'incapables. En même temps, il ne fallait pas s'attendre à grand chose de la fine fleur de la collaboration. Ils avaient été capables de penser par eux-mêmes, cela se serait su. Même une exposition sur les bicyclettes, ils étaient capables de la rater.
- Bon, nous en reparlerons (elle trembla en hochant la tête), vous allez me dénicher un buffet digne de ce nom pour accueillir notre cher... Cher gouverneur. Non, débrouillez-vous, l'interrompit-il en la voyant ouvrir la bouche pour protester, l'hôtel Meurice doit bien avoir des cuisiniers capables de réaliser ce genre de prouesses. C'est à deux pas, c'est l'occasion de commencer le vélo. Oh et puis non, prenez ma voiture, sinon nous aurons tous le temps de tomber d'inanition avant votre retour. En vous attendant, vous et votre équipe du comité – cher comité -, je vais occuper nos invités.
Avec la chance qu'il avait, il allait devoir se dépatouiller d'un discours sur la grandeur du vélo. La vie était mal faite. Il avait beau avoir réussi à tenir le micro à la Chambre des députés pour parler d'agriculture un jour, cela ne voulait pas dire pour autant qu'il avait envie de réitérer l'exploit.

Mais sans attendre une quelconque remarque de sa tragédienne qui n'allait pas faire long feu à l'ambassade – ou alors peut-être au service du classement, Cabanel pénétra dans l'immense salle, plafonnée d'une grande verrière qui laissait abondamment tomber les rayons du soleil sur les dizaines de deux roues qui se ressemblaient tous les uns aux autres. Évidemment, tout le monde était déjà devant le buffet à discuter joyeusement. Seuls quelques fous tentaient de lire les cartels ? Tiens, et s'il offrait une visite de l'exposition par le conservateur des lieux ? C'était une bonne façon de passer le temps. Évidemment, nulle trace de cet incapable à l'horizon alors que lui se faisait plutôt remarquer à son passage, puisqu'on le saluait d'une poignée de main et d'un bon mot – tant et si bien qu'il en perdit bientôt le fil. Il échappa de peu à Brechen... Quelque chose, le chef de la sécurité parisienne qui adorait parler statuettes égyptiennes avec lui et qui venait de revenir de Berlin, tout en évitant de se saisir par habitude d'un petit four qui lui passait sous le nez sur un plateau, et distinguant enfin la haute silhouette du gouverneur, il envisagea de se frayer un passage jusqu'à lui pour lui tenir compagnie. Après tout, il pourrait toujours lui toucher deux mots sur la (non-)avancée de l'enquête  à propos de l'attentat et sur le sort des prisonniers. Cela pourrait même faire partir Lengefeld plus rapidement, Edouard n'y voyait que des avantages. Il allait parvenir jusqu'à l'officier qui ne l'avait pas encore vu, quand il fut obligé de piler tout net. Devant lui se dressait une silhouette bien trop reconnaissable et bien trop rousse. Et bien trop bavarde. Par Osiris, pas elle !
- Oh, madame Lorre, quel plaisir de vous voir ici ! S'exclama-t-il, pas franchement étouffé par le plaisir en question, cela fait tellement longtemps que nous n'avons pu discuter ensemble, comment allez-vous ? Comment se déroule votre travail en ce moment ?
Galamment, il se pencha pour déposer un baiser furtif sur la paume d'Ingrid Lorre, responsable de la section culture de la Propaganda de son état et major de l'armée allemande. Edouard aurait eu tendance à davantage apprécier les moments passés avec une jolie femme comme elle, mais il la trouvait toujours aussi glaçante. Allez savoir pourquoi. Peut-être parce que Berlin l'adorait.
- J'espère que vous passez un bon moment dans cette modeste exposition qui n'a pas grand chose à voir avec ce que vous faites dans votre section, nous avions des ambitions moindres, continua-t-il, non sans continuer à surveiller Lengefeld du coin de l’œil (il allait rejoindre le buffet – ou une belle serveuse derrière le buffet en question). Les bicyclettes... Bref, les bicyclettes !
Non, définitivement, il ne trouvait pas de bon qualificatif et il ne résignait pas encore à lui demander si elle pratiquait, mieux valait réserver cette question pour plus tard, quand ils auraient davantage bu. D'ailleurs, il se saisit d'une coupe de champagne avec le plus grand naturel et lui lança :
- Alors, dites-moi... J'ai cru que c'était mes nouvelles fonctions qui nous empêchaient de nous voir, mais on m'a dit que vous étiez tout aussi débordée que moi.
Edouard se le promit intérieurement, c'était la seule question qu'il daignait lui poser avant de se débarrasser d'elle et de s'éclipser. Enfin du moins, pouvait-il seulement l'espérer. Et hélas pour lui, si les bicyclettes n'avaient pas d'opinion politique, il allait très rapidement devoir partager la sienne avec ses invités inattendus.
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Ingrid Lorre
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MessageSujet: Re: Des bicyclettes, des petits fours et de la politique   Des bicyclettes, des petits fours et de la politique Icon_minitime1Mar 22 Mar - 22:53

Voilà donc ce à quoi s’amusait dernièrement Vichy. Disserter sur l’histoire de la bicyclette, ce qui avait au moins le mérite d’être original. Et sans doute l’intention était-elle louable à défaut de susciter un véritable engouement, avait au moins le mérite de détourner un instant l’attention de l’incompétence des forces de l’ordre françaises pour la concentrer sur celle du comité culturel. Ainsi le début de mandat du nouvel ambassadeur se ferait sous les auspices de la petite reine et sur le ton de l’humour.
Alors qu’elle venait de retomber sur une invitation en triant grossièrement une pile de papiers sans intérêt Ingrid s’étonna de nouveau du drôle de choix d’exposition auquel elle avait été conviée. Oh! et puis après tout pourquoi pas. Le titre de l’événement faisait naturellement naître une certaine morosité – après avoir tiré un sourire amusé ou méprisant, dans ce cas précis la barrière était mince – mais il restait au fond surtout question de voir du monde, de boire et de manger. Comparée à une soirée morne qui serait sans doute passée à ressasser l’absurdité d’un mariage la perspective ne semblait donc pas si désagréable. Plus prise d’une envie de ne pas tourner en rond que d’un élan de bonté qui la poussait à reconnaître le travail vichyste Ingrid sorti donc de son bureau pour aller se planter à côté de la secrétaire qui se trouvait dans le hall. Sans envisager que la jeune femme puisse avoir plus important à faire que gérer la vie sociale de ses supérieurs – au hasard, coordonner l’air de rien les différents services de la Propaganda, Ingrid toussota pour lui faire lever le nez de sa machine à écrire.

« J’ai changé d’avis concernant l’invitation de demain soir. »

Pour préciser de quel évènement il s’agissait elle déposa le carton sur le bureau et laissa à l’employée le temps de relire. Plus consciencieuse qu’Ingrid ne s’était montrée déférente elle acquiesça en souriant légèrement et voulut aussitôt décrocher le téléphone.

« - Je vais prévenir l’ambassade.
- Inutile, ils ne sont pas à quelques invités près. »

Et de toute évidence l’Allemande continuait de considérer que son entourage n’était pas à une minute près et qu’ainsi non, elle ne s’imposait pas, elle réallouait simplement la ressource « temps ». A défaut de servir d’intermédiaire entre les Champs-Elysées et la rue de Varenne la secrétaire pouvait quant à elle se montrer d’une utilité certaine puisqu’au centre des allées et venues et dotée d’une capacité innée à savoir tout ce qui se tramait dans l’hôtel.

« - Vous savez ce que font Feigel et Delaporte ?
- Il me semble qu’ils ont également répondu non. Ou plutôt n’ont pas répondu du tout... Comme beaucoup de monde si les échos que j’ai eus sont corrects, il faut croire que la bicyclette ne déchaine pas les foules. »
L’avantage de ce genre de thème était qu’ils ne nécessitaient pas qu’on fasse preuve d’une grande imagination pour justifier son absence. On acceptait généralement l’honnête raison qui avançait que le sujet était d’un ennui profond, on l’approuvait même tacitement. Evènement à l’intérêt limité doublé d’une organisation aux mains de Vichy – défilé ou exposition la différence était certes grande, mais quel que soit le domaine l’impéritie semblait un mal français –, il était ainsi peu étonnant d’apprendre que tout allemand sensé préférait s’abstenir. Mais à présent qu’elle avait pris l’irrationnelle décision de s’y rendre Ingrid réenvisageait très sérieusement ce qui constituait une excuse acceptable. Et bien sûr le manque d’envie perdait de sa suprématie sur l’échelle du recevable. Naturellement elle fit donc part de son arbitrage.

« Mais je suis certaine qu’ils n’ont rien de mieux à faire ce soir, essayez de les convaincre de venir également. Vous pourrez leur dire que… Elle fit une pause de quelques secondes pour trouver un appât digne de ce nom. Que dans la mesure où le gouverneur sera certainement là leur présence est vivement recommandée. Puis vous passerez quelques coups de fil, une exposition est toujours plus intéressante quand il y a du monde. Même quand il est question de bicyclettes ! »

En oubliant définitivement les notes qu’on ne lui laisserait pas recopier en paix la jeune femme fit grimper sa voix de trois bons tons, étonnée par ce qu’elle apprenait.  

« - Le gouverneur compte réellement venir ?
- Si vous me composez son numéro je pourrai le lui demander. »

Avec un sourire satisfait d’avance elle tendit la main pour que sa subordonnée lui fasse passer le combiné, persuadée que Lengefeld ne résisterait pas à une exposition vendue à grand renfort de « l’ambassade propose toujours d’excellents petits fours » et autres « il y aura du monde mais votre présence manquerait beaucoup ».

****

A renfort de quelques appels passés et d’un bouche-à-oreille qui avait filé à grande vitesse de douces syllabes aux sonorités germaniques résonnaient finalement dans le Petit Palais. Malheureusement l’exposition était aussi peu fascinante qu’elle se l’était à première vue imaginé. Vraiment, elle avait beau vouloir y trouver un intérêt l’histoire du vélo la laisser de marbre. Et il fallait croire que l’ennuyante banalité du thème anesthésiait les esprits puisque la compagnie se révélait mortellement soporifique. Certains – de toute évidence ceux qui avaient de près ou de loin affaire à l’organisation – tentaient avec un entrain qui sonnait assez faux de discuter courses et mécanique sommaire, une bonne poignée louait sincèrement le choix du cadre, beaucoup d’autres se désintéressaient totalement de l’exposition pour préférer parler effort de guerre tout en s’empiffrant de petits fours.
De son côté Ingrid se trouvait prise en griffes par une femme d’un attaché d’ambassade bien décidée à lui parler rouge à lèvres et parfum. Chose qui ne l’aurait par ailleurs pas totalement désintéressé si elle n’avait pas été occupé à surveiller du coin de l’œil le gouverneur, vis-à-vis duquel elle regrettait finalement d’avoir lourdement insisté au téléphone et priait à présent pour qu’il ne lui en tienne pas rigueur. Ah, mais le voilà qui semblait avoir repéré une serveuse à son goût et qui s’en rapprochait pour loucher de plus près sur sa poitrine ! Excellent. Béni soit un joli décolleté, grâce à lui le général garderait peut-être un souvenir un minimum égayé de cette exposition et ne blâmerait personne pour l’avoir fait se trainer jusqu’ici. Mais en détournant le regard Ingrid, qui se trouvait à mi-chemin entre les deux hommes, remarqua l’air résolu avec lequel s’avançait Edouard Cabanel, visiblement décidé à fendre la foule pour arrêter Lengefeld dans sa quête de la jolie Française. Et compte tenu de la capacité de tout homme politique à faire preuve d’un assommant sérieux il valait mieux que ce dernier n’atteigne jamais sa cible. Savait-on jamais, avec un sujet écrasant de pragmatisme l’ambassadeur était bien capable de tuer tout divertissement avant même qu’il ait eu le temps de naître. Perspective qui, avouons-le, laissait habituellement Ingrid parfaitement indifférente. S’amusait qui pouvait, les autres n’avaient qu’à subir dignement. Mais en temps normal elle n’avait pas la stupidité de promettre à l’Allemand le plus influent de Paris un événement digne d’intérêt alors qu’elle ne l’avait pas elle-même organisé ! A présent elle se sentait l’obligation, au nom de l’estime que le général avait supposément pour elle, de lui épargner les longs discours de Cabanel. Car quand bien même il s’abstenait de parler politique – supposition qui était un pari dangereux – sa tendance à divaguer sur les bibelots égyptiens aurait vite fait d’assommer tout être normalement constitué. Fort heureusement Ingrid était de ces individus atteints de la forme de névrose tout à fait particulière qui poussait à trouver un intérêt authentique à tout ce qui était poussiéreux. Qu’Edouard le veuille ou non il s’abstiendrait donc de la compagnie du gouverneur et se verrait imposer celle de la femme qui venait de le repérer. Ingrid lança donc un sourire forcé à son interlocutrice, s’excusa de ne pas pouvoir continuer cette fascinante discussion sur la baisse constatée de la qualité des bas et fit quelques pas pour attirer sans la moindre subtilité l’attention d’Edouard.  

« Monsieur l’ambassadeur, j’espère que vous ne comptiez pas m’éviter !
- Oh, madame Lorre, quel plaisir de vous voir ici !  Cela fait tellement longtemps que nous n'avons pu discuter ensemble, comment allez-vous ? Comment se déroule votre travail en ce moment ?
- Mon travail me laisse le temps de venir ici alors vous pensez bien que je suis ravie. »

Disant cela elle songea surtout que si son travail l’avait dernièrement occupée un peu plus elle n’aurait pas eu le temps de se persuader que venir trainer ici serait une idée brillante. Quoiqu’Edouard étant officiellement l’hôte la faute lui incombait également... Mais passons, elle était objectivement trop heureuse d’adresser la parole à quelqu’un qui possédait un minimum d’esprit et de goût pour formuler le moindre reproche.

« - J'espère que vous passez un bon moment dans cette modeste exposition qui n'a pas grand chose à voir avec ce que vous faites dans votre section, nous avions des ambitions moindres. Les bicyclettes... Bref, les bicyclettes !
Le manque d’enthousiasme lui tira un air légèrement amusé alors qu’elle reposa sa coupe déjà vide sur un plateau pour en attraper une nouvelle en même temps qu’Edouard.  
- Une thématique au moins fascinante… Et le choix de l’endroit est admirable. »

Il aurait fallu une mauvaise foi flagrante et un acharnement douloureux pour s’étendre sur le sujet, ce dont ils semblaient tous deux vouloir s’abstenir. Les vélos étaient assez omniprésents, on n’allait pas en plus en parler !

«  Alors, dites-moi... J'ai cru que c'était mes nouvelles fonctions qui nous empêchaient de nous voir, mais on m'a dit que vous étiez tout aussi débordée que moi. »

Quel drôle de m’a-t’on-dit. Il lui semblait pourtant ne s’être dernièrement pas plainte d’une quantité de travail plus conséquente que d’habitude, ni d’avoir laissé supposer être d’une quelconque façon dépassée par le moindre événement. Rumeur donc bancale qui semblait simplement formulée pour partager une faute dont elle ne portait pourtant pas la responsabilité. Plutôt que d’aller dans le sens de l’ambassadeur elle répondit donc naturellement, d’un ton qui semblait plus sec par le fond que la forme.

« Non. Un court silence, le temps d’avaler une gorgée de champagne, et elle s’expliqua tout de même. On vous a mal renseigné, je ne suis pas démesurément occupée. Malheureusement le fautif doit donc être vous. »

Ce qui était bien dommage car elle devait confesser un certain attachement à leurs conversations. En plus d’être un homme qu’on pouvait sans mal qualifier de charmant Edouard Cabanel démontrait en effet une culture tout à fait admirable, se faisant ainsi un interlocuteur de choix. Mais aussi fallait-il croire que la charge d’ambassadeur était à elle seule capable de monopoliser son homme. Fâcheux que le dernier nommé n’use et abuse pas un peu plus de la délégation, ce qu’Ingrid fit remarquer avec un trait d’humour.

« Mais comment vous blâmer quand on sait le temps et l’énergie qu’a dû réclamer une telle exposition. Pour appuyer la plaisanterie elle força encore un peu son sourire et posa une main amicale sur l’avant-bras d’Edouard. Je vous taquine bien sûr, je sais très bien que vous avez beaucoup plus important à faire. Mais rien qui ne soit urgent au point de refuser de me faire visiter, n’est-ce pas ? Savait-on jamais, on avait peut-être caché les moments les plus passionnants de l’histoire du vélo au fin fond de la galerie. Puisque je ne la vois pas votre charmante épouse ne m’en voudra pas de retenir un peu de votre attention. Et je serai sans doute vexée que vous me répondiez non. »

Le ton était presque à l’humour puisqu’elle ne voulait pas concevoir qu’il puisse tenter de se débarrasser d’elle. Après tout le travail d’un ambassadeur ne consistait-il pas en partie à déployer en continue quelques efforts relationnels ? Quand bien même elle se doutait bien que la nécessité politique poussait Edouard à lui préférer ce soir le gouverneur, Ingrid entendait donc largement profiter de la bienséance qui voulait qu’il ne se dérobe pas trop vite. Au présage d’avanie que serait un refus elle ajouta, pour appeler à la réponse, une remarque à volontairement brutale.

« Vous me dites donc être débordé, mais sans vouloir vous froisser je me demande ce qui retient tant votre attention. Depuis que vous avez pris vos fonctions on ne m’a pas rapporté beaucoup de vagues. Je parlerai même de… Calme plat ? »

En réalité la situation était à Paris loin d’être tranquille, bien au contraire, mais depuis les attentats des Champs on parlait plus de l’agitation générale que de l’efficacité d’une quelconque mesure française. Cependant loin d’elle l’idée de blâmer Edouard, elle se contentait simplement de souligner avec une délicatesse toute relative une situation qu’elle continuait de trouver aberrante. Pour ne pas sembler trop radicale dans son propos – après tout elle sortait de ses domaines de prédilection et savait donc que son avis avait à peine lieu d’être, Ingrid secoua légèrement la tête et nuança ses dires. Sérieux ou ironie, le ton léger mais la substance pragmatique ne permettaient cependant pas de trancher avec certitude.

« Le contrecoup du dernier désastre, sans doute. Ou alors le signe d’un travail efficace ! Je ne suis pas familière avec l’ampleur que doit être la gestion d’une ambassade, je réalise mal tous les efforts à fournir pour feindre tant de tranquillité. »

Mais tout ceci était bien sûr dit sans la moindre volonté d’offenser qui que ce soit ! Il s’agissait simplement de tenter d’expliquer par a + b le pourquoi du comment, alors même que le gouvernement qu’il représentait ne brillait dernièrement pas, Edouard avait trouvé mieux à faire que de lui parler histoire antique et tableaux de maîtres. Alors un travail souterrain pour sauver les apparences, cela semblait logique.  
Sans se désintéresser du Français elle tourna la tête vers le plateau de petits fours qui venait de s’arrêter devant eux mais afficha une moue déçue en ne voyant pas ce qui lui plaisait. Légèrement frustrée de se trouver face un choix qui manquait de l’essentiel elle releva le nez vers le serveur et lui désigna du doigt les tables autour desquelles bon nombre d’invités se pressaient.  

« En arrivant j’ai goûté une tartelette au citron excellente, vous nous en apporteriez ? »

Ce qui ne l’empêcha pas, avant de laisser le serveur filer, d’attraper au passage un petit four salé. Peu satisfaite de son choix elle se retourna cependant vers Edouard, disposée même à ne pas faire remarquer que tout ça manquait de sucré pour préférer se concentrer sur ce qu’il lui disait. Si un buffet digne de ce nom était un élément clef d’un vernissage réussi il paraissait que la bonne compagnie primait tout de même. Quant à ce qui était exposé... Aujourd’hui prouverait peut-être que ce n’était finalement qu’un détail.
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■ religion: Ne croit qu'à la politique. Dieu ? ça fait longtemps qu'il n'existe plus, non ?
■ situation amoureuse: Coincé dans un mariage malheureux avec Madeleine Claussat. Trop occupé à cause de son beau-père pour avoir le temps d'aller voir ailleurs.
■ avis à la population:

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MessageSujet: Re: Des bicyclettes, des petits fours et de la politique   Des bicyclettes, des petits fours et de la politique Icon_minitime1Sam 20 Mai - 19:18

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Récapitulons un instant : Edouard Cabanel se trouvait coincé au Petit-Palais, entre des vélos et des officiers allemands (quitte à choisir, les vélos étaient de meilleure compagnie, c’est dire), alors que les petits fours se révélaient en voie de disparition et qu’il fallait occuper les invités en attendant qu’une tragédienne dont il ignorait le nom (mais qui dirigeait son comité artistique, une piste pour éventuellement la retrouver) était partie pleurer au Meurice pour sauver la situation. Franchement, Edouard pensait que rien de pire ne pouvait lui arriver. Et il avait beau être toujours aussi nonchalant et souriant (preuve qu’il allait finir par concurrencer Jean Gabin en termes de jeu d’acteur), il se demandait bien ce qui lui valait cette malchance chronique – et accessoirement, le manque de buffet commençait vaguement à l’inquiéter. Ce cher Lengefeld, gouverneur de Paris de son état, et homme fort peu agréable de l’avis de tous, avait en plus l’air vaguement accroché aux tables (et/ou aux serveuses) ce qui n’incitait pas les officiers, ou plutôt ses courtisans, à s’en éloigner pour goûter au plaisir de l’histoire de la petite reine. A croire qu’ils n’avaient rien avalé depuis des jours – ce qui était faux, Cabanel, qui voyait passer les chiffres des réquisitions, était bien placé pour le savoir. A ce rythme d’ingurgitation, on allait finir par manquer dans quelques dizaines de minutes. C’était fou quand même de voir à quel point les gens ne venaient aux vernissages d’exposition que pour manger. Lui, ça ne lui arrivait pourtant jamais, pensait-il avec la plus mauvaise foi du monde (même si, dernièrement, il fallait bien avouer que les expositions sur les Bolcheviques et les Francs-Maçons lui avaient sérieusement coupé l’appétit). Quelque chose de bon pourrait peut-être sortir de ce désastre, du moins s’il en réchappait et survivait à la fois à un gouverneur affamé et à un maréchal mécontent (ça n’avait pas l’air impressionnant comme ça, mais Edouard ne tenait à tester les limites du gosier de Lengefeld ni celles de la patience de Pétain) : il fallait toujours surveiller les affaires courantes et ne faire confiance à personne. Bon pour la deuxième partie, il s’en doutait bien, même s’il avait toujours cru qu’il ferait plutôt les frais d’un espion à la solde du Reich bien planqué dans son ambassade que celles de la négligence d’une secrétaire stupide. A moins que la tragédienne ne fût une espionne elle-même et qu’elle tentait de le perdre ? Bon d’accord, il fallait rester sérieux deux minutes.

Bref, Edouard ne pensait pas que sa situation pouvait encore empirer mais décidément, la vie est pleine de surprise. Voilà que venait de se planter devant lui la brillante, exaspérante, terrifiante et souriante (et non aucune mention n’était à barrer, hélas) Ingrid Lorre. En temps normal, Edouard ne cherchait pas spécialement à l’éviter – ou du moins, pas plus que le reste des Allemands en voyage à Paris, mais en l’occurrence, il aurait préféré ne pas subir sa conversation.
- Une thématique au moins fascinante… Et le choix de l’endroit est admirable, pérorait-elle, après l’avoir cordialement salué, un verre à la main.
A croire qu’il avait déclenché une malédiction lors de ses fouilles en Egypte dans sa jeunesse. Peut-être qu’il ne s’en était pas rendu compte mais qu’il avait réveillé l’esprit d’un mort qui lui avait collé la poisse pour le restant de ses jours. Sinon, il ne voyait pas bien pourquoi, parmi tous les invités présents (et hélas pour les petits fours, ils étaient nombreux, comme si c’était l’événement mondain de la saison – devant les courses de Boulogne et le déjeuner suivant le réapprovisionnement du Meurice), il ne voyait pas pourquoi, donc, elle l’avait choisi, lui. Certes, ils aimaient de temps à autres échanger des discussions car les connaissances en art de la dame rendaient généralement la conversation plutôt intéressante. Mais alors qu’ils auraient pu être amis – du moins, davantage que seulement en façade, Edouard aimant plus que tout au monde échanger sur le romantisme allemand et les Primitifs français, à égalité, avec elle, avec les œuvres d’art qui passaient au Jeu de Paume ou au Louvre après avoir été volés à leurs véritables propriétaires, il y avait quelque chose qui le dérangeait profondément chez elle. Il n’aurait pas su bien dire quoi exactement, car elle se montrait toujours aimable avec lui, presque trop, mais il se sentait obligé de rester sur ses gardes. Ce n’était pas tant la nationalité d’Ingrid Lorre, que sa fonction de censure à la Propaganda, son sourire et son apparent soutien en haut lieu, à Berlin qui créaient ce malaise indétectable pour les autres. Elle était une sorte de serpent qui ne piquait pas – mais dont on préférait se tenir à l’écart, car on soupçonnait grandement qu’il étouffait ses victimes. Et Cabanel préférait ne pas avoir à tester cette image en s’offrant lui-même comme victime.

- On vous a mal renseigné, disait Ingrid, bien inconsciente que l’ambassadeur de Vichy ne l’écoutait que d’une oreille, notamment dans l’espoir de trouver une solution à tous ces problèmes (à lui échapper, par exemple), je ne suis pas démesurément occupée. Malheureusement, le fautif doit donc être vous.
Ces paroles eurent au moins le mérite d’attirer l’attention de l’ambassadeur et de le faire redescendre sur terre. Ainsi que de figer (encore) un peu (plus) le sourire qu’il adressait à son interlocutrice. Lui qui était habitué aux paroles feutrées, tout en hypocrisie de la diplomatie, venait d’être pris à son propre piège.
- Mais comment vous blâmer quand on sait le temps et l’énergie qu’a dû réclamer une telle exposition ?  Renchérit Ingrid sur le ton de la plaisanterie, même si Cabanel trouvait cette question franchement moqueuse, quand on voyait le désastre du moins, je vous taquine bien sûr, je sais très bien que vous avez beaucoup plus important à faire. Mais rien qui ne soit urgent au point de refuser de me faire visiter, n’est-ce pas ? Puisque je ne la vois pas, votre charmante épouse ne m’en voudra pas de retenir un peu votre attention. Et je serai sans doute vexée que vous me répondiez non.
Non, là vraiment, elle avait de trop bons arguments pour lui refuser quoi que ce soit, hélas. Edouard jeta un coup d’œil à Lengefeld toujours en plein conversation avec une serveuse ou des petits fours, il ne voyait pas bien, avant de renoncer avec un soupir intérieur. Encore une fois, il ne pouvait pas mécontenter Ingrid Lorre, la fille chérie de Berlin. Combien même il avait très envie de l’abandonner là avec son verre de champagne et ses remarques déplaisantes. Il ne lui restait plus qu’à espérer un miracle pour venir arranger la situation de buffet – ou un peu d’efficacité de la part des employés. Autant dire que c’était mal parti, puisqu’il était loin d’être au mieux avec Dieu.
- Bien entendu, chère madame, s’inclina-t-il avec un léger sourire, mon épouse est prise par une réunion de l’Association de protection de la femme et de la jeune fille, elle sera malheureusement absente , (pour une fois Edouard le pensait, si elle avait été là, il lui aurait volontiers envoyé Ingrid et sa conversation). Votre charmante compagnie me sera très agréable. Cela fait si longtemps que nous n’avons pas parlé d’art !
- Vous me dites donc être débordé, mais sans vouloir vous froisser, je me demande ce qui retient tant votre attention. Depuis que vous avez pris vos fonctions, on ne m’a pas rapporté beaucoup de vagues. Je parlerai même de… Calme plat ?
La question était particulièrement brutale – et Edouard manqua même en perdre son sourire de circonstance l’espace d’une seconde. Plaisantait-elle cruellement à ses dépens ? Ou était-elle sincère ? Pouvait-elle sérieusement penser qu’il se tournait les pouces alors qu’il devait gérer le contrecoup de sa nomination, de l’attentat, des aigreurs de Vichy et des humeurs de Lengefeld ? Certes, elle n’était pas au courant de ses petites activités parallèles, en lien avec Londres, mais il trouvait que son premier métier suffisait à animer largement ses journées. Malheureusement, même. Car il se serait bien évité les rapports de la milice et de la préfecture, avant de venir échanger quelques mots avec elle. C’était en tout cas la première fois qu’elle se permettait une remarque qui relevait plus de la politique que de ses propres fonctions. De l’avis de l’ambassadeur, elle pouvait largement s’en passer. A moins qu’elle n’informe quelqu’un de plus haut placé ? Il était de notoriété publique que la défiance régnait, même parmi les alliés. D’un geste, il refusa un petit four sur un plateau que lui tendait un serveur, tandis qu’Ingrid se servait sans scrupules, non sans faire remarquer qu’elle préférait les tartelettes au citron, pour lui lancer, d’un ton léger :
- Je prends cela comme un compliment ! Figurez-vous que vos compatriotes me donnent beaucoup de travail en réalité, je fais en sorte que notre collaboration se passe au mieux, ce qui n’est parfois pas une mince affaire,, fit-il mine d’avouer, il faut des hommes de bonne volonté pour faire avancer la paix et assurer la sécurité de vos soldats et de mes concitoyens. Mais si rien n’est ébruité depuis l’hôtel de Matignon, c’est que nous avons réussi à travailler efficacement.
Avec un sourire, il lui fit faire quelques pas pour l’éloigner des tables et se rapprocher de l’exposition, avant de poursuivre, avec le plus de conviction dont il était capable :
- Un véritable esthète comme moi… Vous pensez bien que je préférerais passer mes journées entouré d’œuvres d’art… Enfin, je passe déjà mes journées entouré d’œuvres d’art, corrigea-t-il avec un rire, disons plutôt à en parler, mais je me dois de servir mon pays comme je le puis, c’est déjà une satisfaction. L’ambassade nous permet de mieux communiquer, et aujourd’hui, je suis heureux que nous puissions nous entendre autour des bicyclettes… Ou plus exactement des petits fours !

Qu’est-ce qu’il ne fallait pas raconter, franchement ? D’autant que la bonne entente était visiblement mise en péril par l’absence inquiétante de tartelettes au citron. Mais Edouard préféra botter en touche, en ramener la conversation sur un sujet moins glissant – à défaut d’être moins nauséeux, à savoir ses fonctions à la Propaganda :
- Vous me dites que vous n’avez pas beaucoup de travail en ce moment ? Est-ce à dire que vous n’avez pas eu de nouveaux arrivages intéressants ? Hélas, il ne peut pas y avoir tous les jours cette merveilleuse petite porteuse d’offrandes du Moyen Empire dont vous me parliez la dernière fois.
On ne se refaisait pas, Edouard se souvenait surtout des pièces égyptiennes – et de leur provenance, la fabuleuse collection des Rothschild. Il eut un instant une pensée pour Garance qui travaillait au Louvre et qui lui avait rapporté que des caisses étaient arrivées dernièrement. Peut-être Ingrid laisserait-elle échapper une ou deux informations qui les aideraient à identifier les véritables propriétaires spoliés ?
Hélas, ils furent bientôt dérangés par un homme qui se planta non loin d’eux et se racla bruyamment la gorge, visiblement dans l’espoir d’attirer leur attention. Au moment même où il allait enfin apprendre quelque chose ! Néanmoins, Edouard, songeant qu’il allait peut-être le débarrasser d’Ingrid, se tourna vers lui :
- Monsieur ? Vous souhaitez quelque chose ?
L’impromptu, rentré dans un costume qui lui avait visiblement coûté beaucoup d’argent, perdit son air compassé pour s’adresser directement à Cabanel, qui avait du mal à se concentrer sur ce qu’il lui disait tant il était perturbé par les sourcils énormes du nouvel arrivé :
- Pillon, monsieur l’ambassadeur. Je suis un de vos employés (Edouard voulait bien le croire, à défaut de se souvenir de lui, l’ambassade n’embauchait pas des flèches) et… D’ailleurs, je profite justement de l’occasion pour vous signaler que j’attends toujours une réponse de votre part concernant l’emploi de mon épouse, je…
- Nous verrons cela plus tard, trancha Cabanel, dépité et qui préférait encore parler avec Ingrid plutôt que des ressources humaines de Matignon.
- Oui, d’accord, monsieur, je voulais juste vous prévenir que mademoiselle Pallut vous demande au téléphone.
- Mademoiselle Pallut ? Répéta l’ambassadeur, avant de se rendre compte qu’il venait ainsi de retrouver le nom de la tragédienne de son comité artistique qu’il avait envoyée au Meurice, ah oui, je viens… Chère madame Lorre, puis-je vous abandonner une minute avec monsieur Pillon ? Poursuivit-il en direction d’Ingrid avec un sourire désolé, je dois prendre cet appel mais je vous promets de revenir bientôt. Une urgence téléphonique.
Sans attendre d’être de nouveau dérangé, il fila sans demander son reste, en espérant que personne ne l’arrête, que mademoiselle Pallut n’avait pas décidé de se suicider avec un couteau de cuisine du Meurice et de l’appeler juste avant pour plus d’effet dramatique et surtout qu’Ingrid Lorre n’attende pas son retour pour aller faire peur à d’autres invités de cette salle. Autant sur ses deux premiers souhaits, il était plutôt confiant, autant sur le dernier, il ne comptait pas trop là-dessus. Surtout que la connaissant, elle était même capable de le suivre, histoire de fourrer son nez partout. On parlait de malchance ?
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Ingrid Lorre
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MessageSujet: Re: Des bicyclettes, des petits fours et de la politique   Des bicyclettes, des petits fours et de la politique Icon_minitime1Dim 3 Sep - 19:40

Edouard Cabanel n’avait pas été intronisé ambassadeur pour rien et avait un talent tout particulier pour arrondir les angles et transformer une pique à peine masquée en un compliment. Du politicien dans toute sa splendeur. Mais habituée à en côtoyer, et pas toujours des meilleurs, Ingrid n’était pas du genre à voir ce genre de manœuvre avec rigueur mais les considérait comme faisant partie d’un nécessaire de survie. Sans suspecter de pragmatiques arrière-pensées elle se laissa entraîner un peu plus loin du buffet pour… admirer – vraiment, le terme n’était pas le plus adapté – toute une série de bicyclettes et autres clichés d’époques. Mais quitte à être là elle tenta un effort, au moins pour la forme. Elle pencha donc légèrement la tête de côté face à un cliché dont immédiatement elle comprit la dimension comique et qu’elle se félicita d’avoir daigné regarder. La photo représentait un coureur du Tour de France qui avait, moustache en plus, un petit air de famille avec l’ambassadeur. Ambassadeur que malgré elle – vraiment, c’était amusant ! –, elle n’entendait donc plus que de loin. Être entouré d’œuvres d’art, servir son pays, satisfaction patriotique et autres sacrifices diplomatiques, en somme un joli discours bien rodé et dont elle était persuadée qu’il ne lui en voudrait pas si elle n’en retenait pas tous les détails.  

« L’ambassade nous permet de mieux communiquer, et aujourd’hui, je suis heureux que nous puissions nous entendre autour des bicyclettes… Ou plus exactement des petits fours ! » 
Elle l’avait à peu près écouté, elle le jurait, mais c’était surtout la dernière remarque d’Edouard qui rattrapa son attention. Une moue embêtée, elle ajouta à mi-voix, surtout pour elle-même.
« D’ailleurs où est passé ce serveur ? » 
 
Ce n’était tout de même pas bien compliqué d’aller jusqu’au buffet et de revenir. Elle lança un regard par-dessus son épaule, pour voir s’il n’était pas dans le coin avec les précieuses tartelettes, et eut une moue déçue en comprenant qu’elle devrait apparemment se passer de nouveau gâteau au citron. Et elle n’eut pas le temps d’épiloguer, Edouard avait à la bouche un sujet moins trivial que les petits fours.
 
« Vous me dites que vous n’avez pas beaucoup de travail en ce moment ? Est-ce à dire que vous n’avez pas eu de nouveaux arrivages intéressants ? Hélas, il ne peut pas y avoir tous les jours cette merveilleuse petite porteuse d’offrandes du Moyen Empire dont vous me parliez la dernière fois. » 
Voilà qui soudain lui faisait penser à quelque chose ! Prise d’un vif regain d’intérêt pour la conversation, Ingrid se redressa en un sursaut, enthousiaste à l’idée de partager ce qui lui était arrivé hier et qui, selon son humble avis, était bien plus passionnant que les méandres de ce qu’il se passait, ou plutôt ne se passait pas, à l’ambassade de Vichy. Et c’était qu’elle ne tombait pas tous les jours sur la personne idéale avec laquelle partager ce genre d’évènement. Car sincèrement passionné et en prime fiable de par sa fonction, Edouard était une des seules personnes de son entourage avec laquelle elle pouvait se pâmer des petits prodiges de l’art qui atterrissaient au Jeu de Paume.
« Figurez-vous que la période est plutôt faste, pas plus tard qu’hier j’ai… » 
 
Mais alors qu’elle s’apprêtait à s’extasier sur un Titien absolument merveilleux, un bijou de couleur malgré une restauration qui aurait été bien méritée, tout juste arrivé et qui ne tarderait pas à repartir vers Berlin, un énergumène lui fit tourner la tête et se vit gratifier d’un regard glaçant. Qui qu’il soit il tombait au mauvais moment. Et en prime il était excessivement perturbant à regarder, notamment à cause des buissons qui lui servaient de sourcils. Malvenu et avec sur le visage quelque chose qui clochait, ce pauvre homme n’avait vraiment rien pour lui. 
 
« Monsieur ? Vous souhaitez quelque chose ? » 
« Pillon, monsieur l’ambassadeur. Je suis un de vos employés et… D’ailleurs, je profite justement de l’occasion pour vous signaler que j’attends toujours une réponse de votre part concernant l’emploi de mon épouse, je… »
 
A son tour Ingrid se racla bruyamment la gorge pour rappeler à ce monsieur Pillon qu’elle n’était jusqu’à preuve du contraire pas un élément de décoration qu’on pouvait snober au nom d’un vulgaire emploi. Heureusement l’ambassadeur n’avait également pas de temps à perdre avec la gestion de son personnel et tenta de le faire abréger. Alors il avait intérêt à avoir quelque chose d’autre à demander, de préférence de haute importance, qu’un poste pour son épouse sinon quoi il rentrerait définitivement dans la catégorie des nuisibles. 
 
« Oui, d’accord, monsieur, je voulais juste vous prévenir que mademoiselle Pallut vous demande au téléphone. » 

Mademoiselle Pallut aurait tout de même pu attendre la fin de son histoire de Titien. Voilà qui était contrariant. Eh bien tant pis, puisque les affaires d’Etat appelaient l’ambassadeur il n’aurait pas droit à une invitation qui aurait pu le ravir. Car même si ce n’était pas la faute d’Edouard si ses employés avaient un sens du timing inexistant, Ingrid se sentait coupée dans son élan et n’avait déjà plus envie de partager sa trouvaille. Puisque l’art n’était pas une priorité elle en garderait ce soir toute mention pour elle-même.
Quand il s’excusa de devoir s’absenter un instant la chère madame Lorre hocha la tête, pas franchement ravie d’être abandonnée à un fonctionnaire de seconde zone, mais qui faisait contre mauvaise fortune bonne cœur. En vérité ce n’était pas la politesse, dont face à Pillon elle ne se sentait pas exactement obligée d’en user et abuser, qui la poussa à ne pas fuir retrouver une autre connaissance, mais la mention d’une urgence qui réveilla sa curiosité intrusive. 
 
« Une urgence ? » 
Son visage se fendit d’un large sourire, qui n’était pas sans lui donner un air de prédateur, alors qu’elle tournait vers Pillon. Il voulut contenir le réflexe qui voulait le faire s’éloigner mais ne parvint pas à masquer un léger mouvement de recul, qu’aussitôt il prétendit ne pas avoir esquissé en ajustant comme si de rien n’était les manches de son costume.
« Rien dont il ne faille s’inquiéter. » 
Elle le corrigea du tac au tac. 
« Je ne suis pas inquiète, je suis curieuse. Qui est cette mademoiselle Pallut ? » 
« Elle travaille au comité artistique, elle est en charge de la logistique de ce soir. » 
Serait-ce que la jeune femme qu’elle avait un jour croisé et qui était le cliché ambulant de celle qui voulait bien faire mais ne parvenait qu’à taper sur tout système avec sa voix trop aiguë ? Il lui semblait bien que oui. A y repenser à deux fois elle jurait même que c’était elle qui avait manqué de lui renverser son thé dessus en oubliant de lever le nez lorsqu’elle filait dans les couloirs de l’ambassade. Vraiment pas un cadeau, cette pauvre fille, et c’était à se demander qui avait eu l’idée saugrenue de lui donner la moindre responsabilité. Mais passons sur les étonnants choix des ressources humaines de l’ambassade, il y avait plus important que l’identité de la demoiselle.
« Donc une urgence logistique ? Cela semble terriblement sérieux. » 
 Pillon semblait particulièrement peu à l’aise face à cette Allemande qui ne le quittait pas de ce regard qui en demandait beaucoup. Il toussota nerveusement puis esquissa un geste qui se voulait apaisant mais qui lui allait terriblement mal.
« Un minime contretemps d’approvisionnement mais l’ambassadeur lui-même a la situation en main. » 
Ingrid se tut quelques longues secondes, leva le regard en l’air pour mieux songer, eut une moue soudain embêtée, puis reposa les yeux sur Pillon pour déclarer d’une voix particulière calme :
« Ne le prenez pas mal mais vous n’avez aucun talent pour la communication. Ou l’ambassadeur gère lui-même la situation, qui se trouve en effet être sérieuse, et auquel cas vous me cachez la véritable urgence ; ou vous me dites la vérité et monsieur Cabanel s’occupe en effet d’un minimum contretemps d’approvisionnement, ce qui très franchement le fait plus passer pour un vulgaire employé de bureau qu’un diplomate. » 
A la place de Pillon elle abandonnerait donc immédiatement le travail diplomatique, politique et/ou tout ce qui supposait d’être en situation de représentation et se reconvertirait dans… dans rien du tout. Il n’avait qu’à se retirer au fin fond de la Sarthe ou autre département perdu pour se faire oublier du monde. Voilà qui aurait mieux valu pour ce dernier.
« Donc vous me mentez ou vous trahissez l’image de sérieux de votre employeur. Dans tous les cas vous me semblez dans une mauvaise posture. » 
D’un coup il perdit toute couleur, ce qui très franchement était tout simplement drôle et ne manqua pas de tirer à Ingrid un éclat de rire. Ah, vraiment, cet homme était profondément inadapté à la situation dans laquelle il se trouvait.
« Mais ne devenez pas si livide, monsieur Pillon, je ne dirai rien et je suis certaine que les emplois de votre femme et vous-même s’en porteront très bien. » 

L’air réjoui d’Ingrid laissait cependant plus croire à un cruel sens de l’humour qu’à une véritable grandeur d’âme qui visait à le rassurer. Toujours était-il que dans son incompétence Pillon lui avait au moins confirmé qu’il y avait un problème dans l’air. Le fonctionnaire sur ses talons, qui la priait le plus aimablement possible de ne pas aller déranger môsieur l’ambassadeur, qui gérait évidemment très bien l’affaire, Ingrid se dirigea vers l’endroit où Edouard avait disparu et ne tarda pas à le trouver qui raccrochait le téléphone. Les bras croisés et l’air innocent, elle attendit qu’il la remarque pour lui sourire tout naturellement.

« J’ai cru comprendre que vous avez sous-estimé la passion de mes compatriotes pour la bicyclette. »  
Ce qui, quoique laissait faussement suggérer ses yeux pétillants, ne l’arrangeait pas exactement. Ou disons que si la situation avait tout de même un petit quelque chose de comique qu’elle était obligée de noter, dans l’absolu la pénurie de petits fours n’était pas l’argument vendeur qu’elle avait sorti à tout le gratin Allemand – elle avait plutôt vanté le contraire. Au nom de l’air épouvanté de Pillon, dont elle se demandait jusqu’à quel point sa figure pouvait blanchir, elle remua tout de même un peu le couteau dans la plaie.  
« A ce rythme-là dans une quinzaine minutes au grand maximum les plateaux seront vides. Et les cuisines de je ne sais quel restaurant ou autre palace n’étant pas des usines je crains qu’elles puissent au mieux assurer une lente agonie à la soirée au lieu d’une fin brutale. Dans tous les cas il faudra plus pour la sauver. » 
Fort heureusement – ou peut-être malheureusement, ça devait dépendre des points de vue – Ingrid n’avait pas le cœur à observer le désastre arriver sans lever le petit doigt. Ou plus exactement, ayant plus ou moins directement usé et abusé des coups de fil pour rameuter la moitié de Paris tout en assurant à sa secrétaire qu’il était inutile de prévenir Vichy, elle se sentait vaguement – très vaguement – responsable du sort fait au buffet. Et, surtout, le gouverneur la haïssait déjà assez comme cela, elle se serait volontiers épargné ses interminables reproches s’il se rendait compte qu’elle avait insisté pour le faire venir à un évènement où il n’y avait plus ni à boire ni à manger au bout de vingt minutes. Motivée par un mélange d’empathie, de culpabilité et principalement d’absence d’envie d’essuyer de cinglants reproches, elle hocha fermement la tête. 
« Aussi je suggèrerai de l’achever au plus vite. »

C’était bien connu, le meilleur moyen de sauver une soirée était de la saboter. Tout du moins, dans le cas présent il semblait plus réalisable de trouver une bonne excuse pour mettre tout le monde dehors que s’obstiner à tenter de rattraper un désastre qui finirait par arriver. Bon… Le problème était tout de même qu’il fallait la trouver, cette bonne excuse. Et question de délicatesse elle n’allait pas suggérer à Edouard de tenter d’endormir l’assemblée à coup de grand discours… Il était peut-être possible de glisser un billet à la serveuse détentrice du décolleté sur lequel Lengefeld louchait pour qu’elle le presse de s’éclipser avec elle, mais resterait toujours le reste des invités qui ne manquerait pas de relayer le désastre. Mais en un éclair une idée toute simple traversa l’esprit d’Ingrid, qui en sursaut releva les yeux vers l’ambassadeur, dont elle avait soigneusement ignoré toute objection si tant est qu'il en ait eu (il était difficile de penser et d'écouter à la fois).

« On ne pourra blâmer personne d’une panne de courant. »
C’était chose courante à Paris et ce ne serait pas la première fois qu’un générateur secondaire peinait à se mettre en place. Pas plus tard que la semaine dernière la Propagande s’était par exemple vue privée de téléphone pendant presque une heure. Tout en songeant à la faisabilité de l’idée, elle l’exposa un peu plus précisément.
« Mais plus de lumière, plus d’exposition, et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire tout le monde sera de retour chez lui, à commencer par le gouverneur. »    

Il était peu probable que qui que ce soit ici ait envie de passer ne serait-ce que dix minutes à attendre, lampe à la main, que la lumière ne revienne. Alors savait-on jamais, ça pouvait fonctionner. La perspective d’aider à couler la soirée de l’ambassade ne semblait cependant pas réjouir Pillon, qui arborait deux grands yeux absolument scandalisés.

« Monsieur l’ambassadeur, si je puis me permettre il est beaucoup plus sage d’attendre le retour de mademoiselle Pallut. Je suis certain qu’elle aurait su mobiliser les cuisines du Meurice en leur rappelant l’importance de cette soirée. »
Son argument ridicule – l’importance de la soirée, sérieusement ? –ne manqua pas d’exaspérer Ingrid, qui d’un ton sec le lui fit comprendre.  
« Grand Dieu, Pillon, il est question d’une exposition sur l’histoire de la bicyclette, d’ici demain matin tout le monde aura oublié cette soirée. Au lieu de parler rendez-vous donc utile et allez trouver le générateur. »   
Offusqué par la contradiction féminine il tenta de s’indigner, en vain.
« Madame, je.. »
« Je vous jure que si vous ne déguerpissez pas immédiatement je vais m’énerver. »

Absolument outré mais potentiellement au courant qu’Ingrid Lorre tenait ses promesses et avait une capacité de nuisance dont la réputation la précédait, il s’éloigna enfin en maugréant. Une fois qu’il fut assez loin Ingrid jugea enfin bon de se justifier auprès d’Edouard, dont elle se doutait que son empressement à aider les autorités françaises devait le laisser perplexe. Elle s’expliqua cependant très succinctement, après tout il n’avait pas à connaître les détails.

« Croyez-moi, je n’ai vraiment aucun intérêt à ce que le gouverneur passe une mauvaise soirée. »
Une main sur la hanche, elle tourna de nouveau le regard vers Pillon, dont elle se demandait s’il réalisait le niveau de son ridicule.  
« Est-il aussi incapable qu’il en a l’air ? »
Parce que franchement, si zigzaguer comme une gazelle en fuite était sa façon de trouver l’origine du courant électrique ils n’étaient pas sortis de l’auberge…
« Je déteste devoir l’admettre mais j’ai bien l’impression qu’on aurait plus vite fait d’y aller nous-même. »

Car malheureusement il valait sans doute mieux éviter de multiplier les collaborateurs impliqués. On était face à ce genre de situation qu’on s’abstenait d’ébruiter.
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