Thibaud poussa la porte de la boutique et jeta un regard circulaire sur les étalages, puis renifla bruyamment. Rien de ce qu’il voyait ne lui inspirait confiance. Pas plus les nombreuses herbes en pots alignés que les livres aux titres suspects, et encore moins la tenancière qui, il en était sûr, ne manquerait pas de venir le voir d’ici un instant. Il avait longuement râlé lorsque sa mère lui avait demandé de venir chercher des herbes médicinales chez Ivanova. Thibaud estimait que cette bonne femme était une arnaqueuse, que ces herbes étaient de purs placebos, et que la mère Pelletier avait beaucoup mieux à faire que de dépenser son argent dans ces balivernes. Il avait essayé de négocier pour que Fernand y aille à sa place, mais voilà, le petit frère était bien trop occupé. Alors Thibaud, après avoir longuement soufflé, avait accepté la tâche. Que ne ferait-on pas pour sa famille, n’est-ce pas ? Madame Pelletier devenait une vieille femme, elle ne se déplaçait plus avec la grâce qu’elle arborait autrefois. Depuis le décès de son mari, c’est comme si une chape de plomb s’était posée sur les épaules de la belle dame brune que Thibaud admirait. Sa mère n’était plus la même femme, et ne le serait jamais plus, elle avait perdu cette petite étincelle qui la rendait exceptionnelle. Comprenons-nous bien, pour le jeune homme, elle serait toujours une femme exceptionnelle ; mais il se rendait compte, avec beaucoup de chagrin, qu’elle était plus proche de l’arrivée que du départ. Il pouvait bien faire quelques courses pour elle, alors. Même si cela impliquait de se retrouver chez Yelena Ivanova, la diseuse de bonne aventure. La voilà justement qui s’approche de lui.

« Bonjour », lance Thibaud avec un sourire forcé. Il n’aime pas trop cette femme. Il ne sait pas pourquoi ; enfin si, pour être honnête, il le sait pertinemment. Ivanova est une aristocrate déchue. Une partisane de feu le tsar Niklas, fille de bourgeois russes bien assis sur leur position d’élite. Quand les bolcheviks avaient mené la révolution d’octobre 1917, la famille Ivanova avait fui la Russie pour venir se réfugier dans l’Europe de l’Ouest. Enfin, d’après ce qu’on disait, les parents n’auraient pas eu la chance de fuir à temps et seraient morts des mains des révolutionnaires. A l’époque, il n’y avait eu aucune pitié pour les aristocrates. Bref, Yelena, l’une des filles, était restée à Paris, et avait ouvert sa boutique quelques années après. Depuis elle faisait presque partie du décor, parisienne dans l’âme, et beaucoup d’habitants ou de touristes –du temps où il y avait encore des touristes- venaient voir ses remèdes miracles. La rumeur disait même qu’elle pratiquait des choses un peu surnaturelles. Enfin, tout ça, la jolie histoire de Yelena, Thibaud l’avait entendue grâce aux bruits de couloir. Les gens parlent facilement des étrangers, surtout avec les Allemands qui rôdent et qui n’aiment pas particulièrement les russes. Mais il semblerait que miss Ivanova fasse exception parmi les étrangers, comme si à force d’avoir vécu à Paris, elle était devenue française. Mais même si les allemands l’appréciaient visiblement, Thibaud lui s’en méfiait. Il se méfiait des aristocrates, par principe. On lui avait appris une bonne partie de sa vie que les partisans du tsar étaient de la mauvaise graine, et qu’on ne changeait pas une mauvaise graine en fleur exotique.

« Je viens chercher quelque chose contre les rhumatismes. Pour ma mère. Mais je m’y perds un peu dans tous ces bocaux, ‘voyez. », ajouta-t-il à l’intention de la tenancière. En espérant qu’elle lui donne vite son produit et qu’il puisse sortir d’ici rapidement, et ne plus jamais y remettre les pieds.