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 « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »

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Edouard Cabanel
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■ religion: Ne croit qu'à la politique. Dieu ? ça fait longtemps qu'il n'existe plus, non ?
■ situation amoureuse: Coincé dans un mariage malheureux avec Madeleine Claussat. Trop occupé à cause de son beau-père pour avoir le temps d'aller voir ailleurs.
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MessageSujet: « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »   « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois » Icon_minitime1Mer 17 Avr - 22:00

« Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois » 215105200320d

« Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »


Édouard Cabanel ne put s'empêcher de pousser un soupir en ôtant le chapeau qui couvrait sa tête alors qu'il montait d'un pas rapide les quelques marches qui menaient jusqu'à son bureau. Il n'était que seize heures mais selon son opinion, la journée avait déjà été bien trop longue. Résonnaient encore à ses oreilles les cris de ces Parisiens descendus dans les rues au mépris du danger que cela représentait pour eux mais aussi pour la ville, venus pratiquement sous ses fenêtres – ou plutôt celles du bâtiment où s'était installé l'ambassadeur de Vichy – pour réclamer du pain et l'assouplissement de l'Occupation. Édouard aurait été ravi de le leur accorder si cela avait été en son pouvoir. Au lieu de cela, il avait dû supporter à la fois les regards de haine de ces gens ordinaires qui avaient failli le prendre à parti quand il était descendu dans la rue pour se rendre à ses rendez-vous mais surtout, et c'était cela qui lui restait au travers de la gorge au moment où il regagnait ses dossiers et ses chères statuettes égyptiennes, les remontrances des autorités allemandes qui s'exaspéraient de voir des personnes oser protester contre eux. On l'avait grondé comme un petit garçon comme s'il y était pour quelque chose ! La vérité était qu'il était totalement impuissant face à une telle situation mais on attendait que Vichy calme la population sans en avoir les moyens – sinon cette détestable milice qui, au lieu d'apporter une solution, rajoutait encore à l'exaspération. Et Édouard, qui n'avait pas voulu demander qui se cachait derrière ce « on », avait juste réussi à se sortir de la conversation en faisant de vagues promesses au détour de phrases qui avaient eu le mérite d'embrouiller tout le monde (c'était d'autant plus facile de négocier avec des Allemands surtout quand ceux-ci ne voulaient pas avouer qu'ils ne connaissaient pas la langue de Molière à la perfection). Il n'empêche que cette mascarade l'avait mis de mauvaise humeur ce qu'il avait jusque-là habilement dissimulé derrière un sourire de circonstance – ou pas selon le point de vue – mais maintenant qu'il était arrivé à son bureau, la gravité prenait place sur ses traits. Il ne pouvait même pas dire qu'il avait hâte que le travail se termine car ce serait pour retrouver l'ambiance pleine de suspicion de son appartement parisien avec une Madeleine qui lui battait froid, des enfants qui chahutaient et surtout son beau-père Léon Claussat tout droit venu de Vichy où il n'avait pas eu la décence de s'enterrer pour éviter d'imposer sa présence à son gendre qui n'avait rien demandé. A la rigueur, il pouvait avoir hâte que la journée se termine sans même la certitude que le lendemain serait meilleur. Il n'était pourtant pas du genre à se plaindre d'une situation qu'il avait lui-même choisie, encore que pour son cas, il n'avait pas vraiment l'impression d'avoir eu le choix mais bel et bien d'avoir accepté de faire son devoir, il désirait seulement que tout cela ne tourne pas au bain de sang. Et on vivait à une époque telle que rien ni personne ne pouvait le lui assurer.

Le conseiller d'Eugène de Mazan ne prit même pas la peine de s'arrêter devant le bureau de sa secrétaire qu'il salua de loin d'un geste – si elle était douée de tact, ce dont on pouvait douter ceci dit, elle ne tenterait pas de l'approcher tout de suite, elle commençait à connaître ses sautes d'humeur et il entra en coup de vent dans son propre cabinet dont la porte claqua derrière lui. Ceux qui passaient par là étaient généralement étonnés de voir un tel déploiement d'objets venus tout droit de l'Antiquité égyptienne mais c'était là la seule véritable passion d’Édouard – avec la politique mais il devait avouer que cette dernière était moins drôle depuis qu'on ne passait plus des heures à débattre des questions de la production de lait à la chambre des députés et qu'on finissait sur le banc des accusés dans des procès iniques pour un oui ou par un non. Et depuis quelques temps, il s'arrangeait même pour détourner des statuettes des salles des Antiquités orientales avec la complicité des conservateurs. Pas pour son plaisir personnel, certes non, mais pour éviter qu'elles quittent définitivement le sol français et pour pouvoir les rendre à leurs propriétaires légitimes quand la guerre serait terminée. En attendant, ces Sekhmet brandissant des lames pour chasser Apophis et ces Osiris enserrés dans leurs linceuls le fixaient de leurs yeux vides et lui rappelaient ce pourquoi il continuait à faire passer des messages à Londres. Il fallait dire qu'ils avaient aussi l'avantage d'effrayer les visiteurs impromptus, quand ceux-ci ne se demandaient pas pourquoi toutes ces œuvres se trouvaient dans le bureau d'un conseiller et non au Louvre. Mais Édouard s'était habitué à ces présences, aussi enleva-t-il son manteau et s'assit-il à son bureau sans même marquer de temps d'arrêt. Il tenait à terminer le compte-rendu des derniers événements à l'ambassadeur qu'il enverrait également à Vichy par la même occasion pour preuve de loyalisme à leur égard. Il ne tenait pas à perdre la main sur les affaires de Mazan. Ce fut au moment où il se saisit de son stylo, plein de motivation pour se débarrasser de cette corvée qu'il fut interrompu par une Alice Boulanger pleine d'enthousiasme qui semblait avoir oublié de frapper à la porte avant de l'ouvrir. Non mais vraiment, faire preuve de politesse, c'était démodé.
- Je suis en plein travail, mademoiselle Boulanger, s'exclama Édouard exaspéré, qu'est-ce qui justifie cette irruption dans mon bureau ?
Devant l'air sérieux d'Alice, du moins plus sérieux que d'habitude, il s'inquiéta un instant en se demandant si la manifestation en cours tournait mal mais elle se hâta de le rassurer sur la question :
- Vous avez reçu un télégramme...
- Comme j'en reçois des dizaines tous les jours. Dites-moi pourquoi il était si important celui-ci ? Claussat vient de mourir d'une crise cardiaque au moins ? Annoncez-moi une bonne nouvelle, répliqua le conseiller d'un ton acerbe.
Sa secrétaire leva les yeux au ciel mais lui dit en baissant la voix, ce qui lui donnait un air de conspiratrice qu’Édouard ne trouvait pas crédible.
-- C'est un télégramme qui vous donne un rendez-vous mais il est signé avec un nom de code. Je me suis demandé qui pouvait prendre un tel risque mais je ne connais personne qui se fait appeler Marc-Antoine.

Édouard marqua un temps d'arrêt et il interrompit le geste qu'il s'apprêtait à faire pour repousser quelques dossiers de son bureau. Étrange comme un simple nom pouvait faire remonter autant de souvenirs à la surface, des souvenirs qu'on a pourtant pris soin d'enfouir au même titre qu'un passé insouciant. Car si Alice gardait le front plissé devant le papier qu'elle tenait dans les mains, Édouard savait parfaitement qui se cachait derrière ce pseudonyme qu'il portait depuis leurs années lycée en commun. Mais il ne voyait pas ce qui justifiait de recevoir un télégramme d'Alexandre Reigner dont il n'avait plus de nouvelles depuis de longs mois.
- Donnez-le moi, ordonna-t-il en tendant la main après une seconde d'hésitation.
Mademoiselle Boulanger s'exécuta et il lui demanda de sortir pour pouvoir le lire tranquillement. « Caribou toujours ouvert. RDV demain soir. 20h. Trop longtemps. Marc-Antoine ». C'était de la teneur des messages qu'ils s'envoyaient quand ils étaient encore tous les deux à l'Assemblée. Sauf qu'ils ne s'étaient pas quittés la veille au soir en se promettant de se revoir vite. Édouard ne savait pas vraiment comment ils s'étaient perdus de vue tous les deux, si on lui avait dit que cela pouvait arriver lorsqu'il avait une vingtaine d'années, il n'y aurait même jamais cru. Mais le fait était là, l'exil d'Alex en province, le début de la guerre et des difficultés, les circonstances les avaient séparés. L'amitié résistait-elle aux heures sombres ? Dans son adolescence, Édouard aurait été certain de la réponse. Mais à l'heure actuelle, il n'avait plus aucune certitude, même sur lui-même. Il posa le télégramme et tenta de se replonger dans son travail mais ce lui fut impossible, il était trop distrait par toutes les questions qui se posaient à lui. Il aurait aimé pouvoir dire qu'il n'en avait rien à faire mais la vérité était qu'il se sentait terriblement seul depuis des mois. Sa famille ne lui était d'aucun soutien, Alice Boulanger si elle partageait son secret était exaspérante et ne partageait rien de plus que sa mission avec Édouard, ses amis avaient tous disparus les uns après les autres. Et ce message de quelques mots – Édouard se prit à détester les télégrammes qui gardaient le mystère derrière ces termes abrupts, cachaient les intentions et le ton employé – avait fait office de piqûre de rappel. Il paraît qu'il suffit parfois d'un geste, d'une phrase pour qu'on se prenne conscience que quelqu'un nous manque. Pour une fois Cabanel n'avait pas de doute et était honnête avec lui même : il venait de se rendre compte du vide cruel que l'absence d'Alex avait fait dans sa vie. Il avait fait mine que tout allait bien, il gardait aussi une certaine rancœur envers cet ami qui n'avait pas été présent quand il en aurait eu besoin – c'était tout à fait injustifié, il le savait mais c'était plus fort que lui –, mais il aurait tout donné pour retrouver le rire d'Alexandre, leurs idioties, leurs soirées au Caribou et leur familiarité. Personne n'avait autant compté pour lui que son ami du lycée. Pour autant fallait-il lui accorder ce rendez-vous, faire table rase, renouer contact alors même qu'il se trouvait dans une situation dangereuse ? Édouard résolut de remettre cette décision à plus tard. Mais il se connaissait assez pour savoir qu'il était décidé à y aller derrière ses fausses protestations.
De l'avis général (à savoir ceux de Mazan et des fonctionnaires du ministère de l'Intérieur de Vichy), le compte-rendu qu'écrivit Édouard ce soir-là était de loin le plus inintéressant qu'il leur ait jamais adressé.

Le lendemain soir, en voyant son époux se préparer à sortir en sifflotant, Madeleine Cabanel ne put que l'interroger sur la cause de tant de bonne humeur. Il est vrai que la situation d’Édouard ne prêtait guère à sourire coincé comme il l'était entre les manifestations et son beau-père mais le conseiller n'avait guère envie de s'expliquer devant cette femme qu'il avait épousé dans un instant de folie, sa femme et la mère de ses trois adorables enfants qui vinrent tous l'embrasser avant d'aller jouer.
- Je vais retrouver un ami, éluda Édouard en se passant la main de les cheveux dans une vaine tentative de les recoiffer ce dont Alexandre ne manquerait pas de remarquer et de se moquer. Du moins, l'Alexandre qu'il avait connu.
- Quel ami ? Insista Madeleine de manière si suspicieuse qu’Édouard lui lâcha le nom de Reigner en grommelant qu'il faisait bien ce qu'il voulait de ses soirées sans être en permanence soupçonné.
-- Vous n'avez pas le plaisir de partager notre repas ce soir ? Demanda Léon Claussat en apparaissant à l'embrasure de la porte, vous savez que vous devriez surveiller vos fréquentations, que savez-vous des positions de ce Reigner... ?
- Quel dommage, ce n'est pas négociable, le coupa Édouard avec agacement.
Il allait sortir quand Madeleine lui mit d'autorité la laisse du chien dans les mains sous le prétexte qu'il fallait bien promener cette pauvre Néfertiti et que ce n'était pas elle qui allait s'en charger. Ce fut donc avec le bâtard qui le regardait avec un air malheureux qu’Édouard se retrouva sur le palier de son propre appartement avec le vague sentiment d'avoir été mis dehors. Il salua poliment la voisine du cinquième qui lui jeta elle aussi un regard peu amène ce qui le décida définitivement à aller boire un verre au Caribou parce que décidément la vie était mal faite. Il sortit toujours suivi du Néfertiti qui trottinait à ses côtés et après une dizaine de minutes de marche, il parvint jusqu'au Caribou. L'aspect général du bar n'avait pas changé. La devanture proclamait toujours le nom – que personne n'avait jamais compris – en lettres écarlates. Et malgré les restrictions, il était encore fréquenté par une faune urbaine de tout poil et par des litres d'alcool qu'Alexandre et lui avaient contribué à faire diminuer les soirées qu'ils passaient tous les deux à cet endroit. Il n'était pas tout à fait vingt heures à son entrée mais il jeta néanmoins un coup d’œil large aux alentours sans pour autant voir son ami. Maintenant que l'heure approchait, il ne pouvait contenir une certaine impatience. Tout comme une certaine inquiétude qu'il parvenait fort bien à réprimer. Allait-il retrouver Alex changé ? Ne se risquait-il pas à une amère déception en constatant que rien n'était plus comme avant ?

Pour donner le change, il s'assit à une table non loin de la sortie pour ne pas se faire jeter dehors à cause de Néfertiti et tout en triturant la laisse, il commanda un premier verre. Les minutes s'écoulaient avec une lenteur exaspérante, constatait-il à force de se retourner pour voir la pendule. D'autant que Reigner était en retard. Alors qu'il commençait à se demander s'il ne lui avait pas posé un lapin et à lui lancer des imprécations mentales (il lui semblait qu'il n'y avait pas pire malédiction que d'être maudit par Seth et Osiris), une silhouette bien connue s'installa devant lui. Physiquement en tout cas, Alex était toujours le même. Alors que quelques secondes auparavant, Édouard aurait rêvé de l'étrangler et qu'il s'était promis de montrer une certaine distance, il ne put empêcher un sourire ravi de s'épanouir sur ses lèvres et il lança d'un ton joyeux et enthousiaste :
- Alors bravo, on fixe des rendez-vous et on est en retard ? Quel ami épouvantable tu fais Alex ! Tu as de la chance que je n'ai pas encore vidé les réserves de bière du Caribou !
Son rire franc et clair résonna dans l'atmosphère embrumée du bar. Cela faisait si longtemps qu'il ne l'avait pas entendu qu'il se surprit lui-même.
- J'espère au moins que tu as prévu de payer ! Avec tout ce qu'on a à se raconter, on n'est pas partis, tu risques d'avoir une note salée !
Édouard ne savait pas encore qu'il faisait preuve de clairvoyance.
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Alexandre Reigner
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MessageSujet: Re: « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »   « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois » Icon_minitime1Mar 23 Avr - 0:51

- Vous êtes sûr de vous, maître ? demanda Jacques Danville en arborant un air à la fois pensif et inquiet qui seyait assez mal à une grande figure du marché noir parisien tel que lui. Est-ce que ce n’est pas un peu risqué ? Je m’attendais à quelque chose de plus gros...
- Et je m’attendais à une affaire plus intéressante, répliqua l’avocat en s’enfonçant dans son siège. Mais c’est la guerre, on fait avec ce qu’on a, et croyez-moi, nous avons bien assez pour tourner tout ça à notre avantage. Si Cluzeau est un homme intelligent, nous pourrions même ne pas avoir à aller jusqu’au tribunal.
Les deux hommes s’observèrent un instant. En dévisageant son client, Alexandre ne put s’empêcher de le trouver bien nerveux pour un homme auquel, entre tout ce dont on pourrait l’accuser, on ne reprochait que quelques malversations financières de second ordre qui ne touchaient même pas à ses activités les plus illicites. En règle générale, c’est à ce moment-là qu’il faisait avouer à ses clients ce qu’ils continuaient à lui cacher - parce que même s’il annonçait dès le début de la procédure qu’il avait besoin de tout savoir, certains trouvaient toujours le moyens de ne pas se sentir concernés - mais ce jour-là, il n’avait pas la moindre envie d’insister. Il garda donc un silence détaché, laissant sans le moindre scrupule Jacques Danville ses débattre tout seul avec ses hésitations. Hésitations d’autant plus stupides qu’il y avait sur le papier qui se trouvait devant eux assez d’informations sur les propres activités de leur adversaire pour le dissuader d’aller plus loin. Rien de tout cela ne disculpait Danville, certes. Mais il y avait fort à parier que rien au monde (pas même Reigner, c’est dire !) ne pouvait innocenter un homme pareil, et de toute façon, retourner leurs accusations contre les accusateurs était une technique certes, peu honorable, mais largement approuvée par l’avocat passé maître dans l’art de défendre les causes perdues.
- Écoutez, Danville, reprit ce dernier devant le silence agaçant de son client, vous n’avez pas envie de perdre la main sur vos petites affaires, Cluzeau n’a pas envie que les siennes soient exposés et moi je n’aime pas perdre mon temps. Ce qu’il y a là-dedans - il pointa le papier - est plus que suffisant pour qu’il renonce à ses poursuites. Pas de procès, personne n’est exposé et je ne perds pas mon temps. Tout le monde y gagne.
- Vous pensez que Cluzeau va oublier deux mille francs si facilement ?
- Il ne le sait pas encore, mais il risque de perdre beaucoup plus s’il continue. Et son avocat a beau être un idiot, il ne lui conseillera pas ce risque.
Il y avait dans ces propos une certaine dose de mauvaise foi car Alexandre savait pertinemment que Biauley n’était pas stupide, mais il n’était décidément pas d’humeur à faire de cadeau à qui que ce soit ce jour-là. Danville dut le comprendre car il déclara qu’il allait réfléchir et le contacter dès le lendemain, avant de prendre congé, non sans s’être une dernière fois assuré que l’avocat était sûr de lui.

Maître Reigner n’avait pas le moindre doute, en effet, sur ce qu’il venait d’avancer. Il connaissait - hélas, trop bien ! - Biauley qui ne voudrait pas perdre la face sur une affaire aussi rapidement réglée, car plus qu’une bataille entre les deux trafiquants, lorsque les anciens camarades de lycée, de faculté et éternels adversaires se retrouvaient face à face à la barre, c’était entre eux que se tout se jouait. Par ailleurs, Alexandre ne doutait jamais de lui, et sans doute était-ce ce qui lui réussissait si bien. Ou du moins presque jamais, car si l’avocat était de si mauvaise humeur que même Danville n’avait pas jugé utile d’insister sur une affaire qui risquait pourtant de lui coûter gros, c’était bien parce qu’on avait réussi à le mettre au pied du mur et qu’il ne savait pas quelle décision prendre. Léon Claussat et Pierre Carron pouvaient se vanter (même s’il valait mieux pour eux qu’il n’en fassent rien) d’avoir réussi leur coup - et cette simple idée, alors qu’il n’avait déjà pas l’air fort bienveillant, suffit à faire s’assombrir encore Alexandre qui referma la porte de son bureau après avoir annoncé à sa jeune secrétaire qu’il n’était présent pour personne. Il ne portait déjà pas beaucoup son beau-père dans son coeur, et n’avait jamais eu une grande estime pour Claussat avant la scène qu’ils lui avaient joué la veille. Depuis, il était passé d’une aversion distante à une terrible envie de les voir brûler il ne savait où, si possible après les y avoir conduit lui-même, ce qui était d’autant plus rageant qu’il savait qu’il ne pouvait absolument rien contre eux. Les seules options qui s’offraient à lui, à savoir céder ou non au chantage de son beau-père et celui de son meilleur ami, certes perdu de vue, mais meilleur ami tout de même, ne lui laissaient que l’amère sensation d’être pris au piège - et de fait, il l’était. Avec un profond soupir, il se laissa tomber dans son fauteuil et passa une main fébrile sur ses traits tirés. Inquiétude, scrupules et colère faisaient mauvais ménage, aussi avait-il passé une nuit particulièrement mauvaise, et comme pour lui rappeler quel choix il avait fait, son regard rencontra soudain le papier qui trônait au sommet d’une pile de dossier que la secrétaire avait déposé sur son bureau alors qu’il conversait toujours avec Danville. La jeune femme avait la maniaque habitude de lui fournir une copie des moindres messages qu’il envoyait (« On sait jamais, il vaut mieux tout garder ! » prétendait-elle) même lorsqu’elle ne comprenait pas pourquoi il les envoyait. De fait, elle n’avait pas dû comprendre grand chose à ce qui s’était passé la veille, au retour de son patron, mais la copie du télégramme qu’il lui avait demandé de prendre était bien là. « Caribou toujours ouvert. RDV demain soir. 20h. Trop longtemps. Marc-Antoine. » Agacé, Reigner s’empara du morceau de papier, le froissa et l’envoya rejoindre des centaines d’autres copies inutiles dans la corbeille. Le rendez-vous avait beau être fixé, il n’irait pas. Claussat et Carron ne l’auraient pas au chantage.

Fort de cette résolution, il rangea tout ce qui concernait l’affaire Danville en attendant confirmation du principal concerné et entreprit de se plonger dans un autre dossier, tentative qui, une vingtaine de minutes plus tard, avait lamentablement échoué. Les yeux rivés sur ses notes, il ne se rendit pas tout de suite compte qu’il relisait la même phrase pour la cinquième fois. Ce dont il avait soudain bien pris conscience, une fois encore, c’était que s’il refusait de se rendre à ce rendez-vous et donc d’entrer dans le jeu des deux vichystes, il exposait Philippe, Julie et peut-être même Louise (de la part de son père son père, il s’attendait à tout) à il n’osait imaginer quel sort. Mais fallait-il pour autant accepter de jouer les détectives auprès d’Edouard au risque de découvrir qu’en effet il avait des liens avec Londres, et de le trahir - car c’est bien de cela qu’il s’agissait - pour protéger sa famille ? Alexandre laissa échapper un juron étouffé en appuyant sa tête dans ses mains. Eddy - ou Octave de l’avis d’un éminent professeur de latin - était de loin l’ami le plus proche qu’il ait jamais eu, au point que quelques années auparavant, il aurait sans doute juré que rien ne pourrait les éloigner l’un de l’autre. S’il avait tendance à n’avoir pour le reste du monde qu’un intérêt limité, déformé par le prisme de ses affaires ou de la politique, et s’il estimait ne pas avoir besoin des autres, Reigner ne pouvait nié avoir regretté la façon dont ils s’étaient perdus de vue après son départ pour Bordeaux et surtout, le début de la guerre. Il avait mis ça sur le compte du temps, ou de l’incompréhension qu’avaient suscité les choix d’Edouard après la défaite mais le fait était que la présence de Cabanel lui manquait, et ce d’autant plus que Louise avait été exilée en province, Philippe arrêté (il pâlit légèrement à cette idée) et Julie transformée en fasciste accomplie par son imbécile de mari. Autant dire qu’il était seul car, soyons honnête, Alexandre n’était pas de ceux qui collectionnaient les amis comme d’autres les statuettes égyptiennes. Son regard glissa alors sur la silhouette de bronze qui trônait sur son bureau. Son illustre et antique homonyme le fixait fièrement, quoi qu’amputé de la fin de son bras gauche. Pas une fois depuis qu’Eddy lui avait fait parvenir la petite effigie depuis sa chère Egypte elle n’avait changé de place. Alexandre n’était pas homme à verser dans le sentimentalisme mais il ne put s’empêcher d’adresser à la statuette un regard peu amène avant de tenter de se plonger à nouveau dans son travail.
Il n’était alors guère que onze heure, et il passa le reste de sa longue journée dans ce même état, sans parvenir à prendre la moindre résolution durable.

Le soir était tombé lorsque la jeune secrétaire frappa discrètement à la porte de son bureau. Plongé dans la lecture d’un article totalement inintéressant sur la production de lait en Auvergne paru dans le journal du jour (et dire que quelques années plus tôt, le lait était susceptible de provoquer de vifs débat à la Chambre) Reigner l’invita à rentrer, abandonnant finalement les considérations de ce cher Puerno qui n’apprendrait décidément jamais en quoi consistait un papier consistant.
- Excusez-moi, mais vous avez rendez-vous à vingt heures au Caribou, avec M. Cabanel, lança prudemment la secrétaire.
Alexandre lui lança un regard peu amène, mais se souvenant qu’elle n’y était pour rien, se contenta de lâcher un soupir.
- C’est annulé. Et j’ai encore du travail.
La jeune femme le dévisagea un instant, perplexe. Il faut dire qu’avec son journal et sa tête de six pieds de long, maître Reigner n’avait pas franchement l’air de travailler sur quoi que ce soit.
- Annulez si vous voulez, mais il est sept heures et demi, je suis payée jusqu’à six heures et vous avez besoin de moi pour filtrer vos appels. Si vous restez, vous risquez d’être dérangé, parce moi, j’ai une famille à nourrir. Bonne soirée, maître, rétorqua-t-elle finalement.
Là-dessus, elle tourna les talons avec cette insolence qui la caractérisait et s’en alla, en effet, nourrir sa famille. Alexandre, quant à lui, resta un moment encore. Mais lorsque le téléphone eut sonné trois fois sans personne pour le décrocher et quand un coup d’oeil sur l’horloge lui rappela qu’il jouait là le sort de sa famille, il finit par se lever brusquement, et par sortir à son tour. Après tout, Edouard n’avait apparemment aucune raison d’échanger des informations avec de Gaulle, et peut-être même pourrait-il retourner voir Claussat et Carron en leur riant au nez tout en leur reconnaissant au moins le mérite de lui avoir permis de retrouver un ami. Et comme il l’avait fait remarqué à Claussat, Cabanel ne pouvait être assez stupide pour prendre un tel risque avec un beau-père paranoïaque comme celui dont il avait hérité (et dont Alexandre lui avait déconseillé d’épouser la fille, au passage, mais ça n’était là qu’un détail...) Fort de ces résolutions relativement faiblarde, l’avocat finit par se trouver au bas de la rue Soufflot dominée par la haute silhouette du Panthéon et de ses grands hommes. Il leur adressa un salut muet, et remonta vers un des hauts lieux des ses frasques estudiantines, le Caribou qui, on ne savait comment, tenait toujours debout.

Il était vingt heures passées quand il entra dans le bar où régnait toujours la même atmosphère que dix ans auparavant. Alexandre aperçut presque aussitôt son ami (et son chien) et malgré tous ses scrupules ne put retenir un sourire joyeux. A grands pas il rejoignit la table derrière laquelle Eddy, Nefertiti et un premier verre étaient installés.
- Alors bravo, lança Edouard sans lui laisser le temps de prendre la parole, on fixe des rendez-vous et on est en retard ? Quel ami épouvantable tu fais Alex ! Tu as de la chance que je n'ai pas encore vidé les réserves de bière du Caribou !
Reigner tiqua sur le « ami épouvantable » qui lui sembla un peu trop clairvoyant, mais éclata néanmoins de rire également.
- Les réserves ne risquent rien sans moi : tu ne tiens pas l’alcool, Eddy, rétorqua-t-il en s’asseyant.
- J'espère au moins que tu as prévu de payer ! Avec tout ce qu'on a à se raconter, on n'est pas partis, tu risques d'avoir une note salée !
- Qu’est-ce que tu crois ? J’ai tout prévu, et tu paieras ce qu’il manque !
Il lui adressa un rictus entendu et acheva de s’installer. Le temps d’un silence, il dévisagea son ami. Vu d’ici, il n’avait pas changé. Alexandre alla jusqu’à noter qu’il avait toujours l’air aussi décoiffé qu’auparavant, bref, qu’Edouard se ressemblait toujours, ce qui avait quelque chose de rassurant dans ce monde où les mauvaises surprises étaient monnaie courante. Il savait de quoi il parlait, mais un jappement attira son attention sur le chien qui s’était redressé et tournait vaguement autour de sa chaise.
- Tu t’es senti obligé de ramener la cavalerie, je vois, lança-t-il en concédant une caresse. C’est charmant de ta part, il y a longtemps que je n’avais plus entendu parlé d’une Nefertiti... Rassure-moi, tu n’as fini par trouver un chat pour l’appeler Akhenaton et un lapin Hats...Cléopâtre ?
Il y avait plus pertinent qu’aborder le sujet des animaux de compagnie aux noms antiques pour amorcer des retrouvailles, mais Alexandre ne pouvait ignorer les appels de sa conscience qui lui rappelaient pourquoi est-ce qu’il était là en premier lieu. Pour se donner contenance comme pour dissimuler sa nervosité, il commanda un verre.
- Je me suis demandé si tu viendrais, confia-t-il quoi que la question n’eût été que secondaire parmi toutes celles qu’il s’était posées. Mais je m’en doutais : rien ne résiste à l’appel du Caribou !
Il éclata à nouveau de rire, plus détendu, et leva son verre. Ils trinquèrent, pour la première (et certainement pas la dernière) fois de la soirée, pour la première fois depuis des mois. La première gorgée de bière, leurs rires et l’atmosphère du bar aidant, Reigner réalisa à quel point, en dépit de tout, il était heureux de retrouver Edouard.
- Bon, maintenant que nous sommes là, tu as intérêt à tout me raconter. J’ai plus souvent vu la tête de Biauley - oui, Brutus est toujours en vie - que la tienne ces derniers mois !

Et ils avaient des choses à se raconter. Plus qu’ils ne l’imaginait, dont quelques unes qui méritait bien les verres qu’ils avaient l’habitude de prendre quand quelque chose n’allait pas. Heureusement, le Caribou servait aussi des pichets.
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Edouard Cabanel
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MessageSujet: Re: « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »   « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois » Icon_minitime1Mar 30 Avr - 17:46

Derrière le sourire plaqué sur ses lèves et son apparente nonchalance – vestige de son adolescence insouciante où ils l'avaient élevée, avec Alexandre, au rang de manière de vivre, Édouard avait redouté ces retrouvailles. On n'était plus au temps où les disputes se passaient dans la cour de récréation ou plutôt au sein des leçons de latin sous les yeux médusés du professeur Richet qui voyait voler des Gaffiot sous son nez. A l'époque, évidemment, ces événements paraissaient d'une gravité extrême au jeune garçon qu'était Édouard, dignes de la trahison de Marc-Antoine envers le peuple romain, au moins. Mais on finissait toujours par les surmonter à la faveur d'une bagarre dans la cour du Méridien (des années plus tard, à la Chambre des députés même, les deux amis devaient encore se battre du même côté sans être du même parti, c'était devenu une affaire d'habitude). Avec le temps, les fâcheries ou du moins l'éloignement semblaient moins importants car la vie est plus remplie, car on a des enfants à élever, un train-train qui empêche de penser aux blessures que les amis nous ont infligés et en l'occurrence, des événements beaucoup plus tragiques auxquels faire face. Et pourtant. Édouard craignait qu'il faille beaucoup plus qu'une bagarre ou qu'un débat enflammé avec jets de ballerines pour que la réconciliation soit pleine et entière. En soit, il n'y avait même pas de raison pour laquelle ils avaient perdu le contact, quelque chose qu'on peut mettre à plat et régler définitivement, qui ferait table rase du passé pour partir sur de nouvelles bases. C'était l'exil d'Alex à Bordeaux puis l'invasion allemande, la fuite à Vichy et plus que tout peut-être, les cas de conscience d’Édouard qui lui en avait un peu voulu de ne pas avoir été présent quand il lui avait fallu faire les choix les plus durs de son existence. Il n'était pas assez idiot pour penser que ces reproches étaient justifiés mais pour la première fois de sa vie, il s'était rendu compte que les promesses ne valaient rien, que l'amitié elle-même ne sauvait pas de tout et qu'il était terriblement seul pour prendre ses décisions. Ce n'était pas répondre de ses actions devant les autres qui pesaient le plus mais bel et bien devant sa propre conscience. Savoir qu'on pouvait partager ce fardeau avec quelqu'un, c'était inestimable. Mais Alex n'avait pas été là. Qu'avait-il pensé du loin de son exil, qu'avait-il vécu ? Ces années avec leur lot d'épreuves n'avaient-elles pas fini par les séparer définitivement, chacun vivant de son côté avec ses préoccupations, ses problèmes du quotidien, repensant parfois à des souvenirs de jeunesse, de celui qui avait été son ami mais avec lequel on ne partageait plus rien ?

C'était tout cela qu’Édouard avait ressassé dans la journée et jusqu'aux dernières minutes avant l'arrivée d'Alex, quand la grande aiguille de l'horloge avait déjà dépassé le « 12 » même s'il le dissimulait derrière ses malédictions (il détestait devoir attendre) et son verre. Pourtant, il suffit d'une seconde pour que ses doutes s'estompent comme un mauvais souvenir, la seconde pendant laquelle la haute stature d'Alex apparut dans son champ de vision et se laissa tomber en face de lui. Les reproches, l'absence, les rancœurs, l'éloignement, tout disparut devant le plaisir qu’Édouard ressentit en cet instant. Alex n'avait pas changé, il avait seulement des traits tirés – mais Édouard avait ouï dire que les avocats ne manquaient pas de travail en ces temps troublés même si la justice n'était plus qu'une vaste mascarade. Néanmoins, il avait toujours ce même sourire sincère et la décontraction de celui qui a fait confiance en lui et qui sait que rien ni personne ne peut lui résister. Dès les premiers mots qu'ils échangèrent, la gêne s'effaça et Édouard comprit qu'il venait de retrouver son plus cher ami comme si rien ne s'était passé. Il était incapable d'en vouloir plus de dix secondes à Alex. Et l'atmosphère embrumée du Caribou contribuait à donner l'impression qu'ils s'étaient quittés la veille, après une séance animée à la Chambre des députés ou au retour d'un voyage diplomatique d'Eddy aux États-Unis – car il prenait toujours un malin plaisir à raconter par le menu sa rencontre avec des avocats américains qui, il fallait l'avouer, avaient beaucoup de classe que leurs homologues français.
- Les réserves ne risquent rien sans moi : tu ne tiens pas l'alcool, Eddy, lança Alexandre d'un ton léger pour se moquer gentiment de son ami. Avec la plus mauvaise foi, estima Édouard, pour autant qu'il s'en souvenait, l'alcool ne lui avait jamais rien fait. Bon d'accord, il ne s'en souvenait pas très bien.
Pour toute réponse, il lui adressa un regard noir qui manqua complètement son effet car il était démenti par le large sourire qui s'était épanoui sur ses lèvres. Depuis toujours, ils se lançaient de telles taquineries même si c'était souvent Édouard qui en était la victime et qui prenait la mouche. Si visiblement la première affirmation était encore vraie, ce n'était heureusement plus le cas de la seconde. Quand Alex soupirait quand on lui parlait d'Hatshepsout, Eddy préférait ignorer et continuer à pépier sur le compte de la femme pharaon. A la réflexion, il n'était pas certain que ce soit beaucoup plus mature comme attitude.
- Qu'est-ce que tu crois ? J'ai tout prévu et tu paieras ce qu'il manque !
- Toujours aussi dur en affaires à ce que je vois, rétorqua Édouard en levant les yeux au ciel et en s'adossant à son siège, un vrai avocat sans cœur, sans foi ni loi, surtout sans loi. Remarque, ajouta-t-il en reprenant une gorgée tandis qu'il agitait une main vers un serveur, tu peux toujours me faire boire, je pourrais payer en chansons... C'est à tes risques et périls.

Un silence s'installa, uniquement brisé par Néfertiti qui s'était levée en jappant pour tourner autour de la chaise d'Alex et renifler le nouveau venu pour déterminer s'il s'agissait d'un ami ou d'un ennemi. Mais comme Néfertiti était adorable avec toutes les engeances, Alex n'avait pas de souci à se faire à ce niveau-là, même les avocats véreux trouvaient grâce à ses yeux.
- Tu t'es senti obligé de ramener la cavalerie, je vois, commença Alex dont l'amour des animaux était bien connu.
- Je n'avais pas confiance à ce que tu me réservais, Néfertiti me faisait office de garde du corps, répliqua Édouard d'un ton badin sans se soucier du peu de crédibilité de sa phrase tant le bâtard qu'il avait offert à ses enfants et dont la charge lui revenait presque entièrement depuis que les petits s'étaient lassés de ce nouveau jouet avait tout sauf l'air d'un chien d'attaque. Pour contredire son maître, Néfertiti contente des caresses qu'elle avait reçues s'assit devant la chaise d'Alex pour le fixer de ses grands yeux larmoyants dans l'espoir d'en avoir de nouvelles.
- Il y a longtemps que je n’avais plus entendu parler d’une Néfertiti... Rassure-moi, tu n’as fini par trouver un chat pour l’appeler Akhenaton et un lapin Hats...Cléopâtre ?
- Hatshepsout, corrigea Édouard automatiquement comme il en avait l'habitude avant de répondre : non pas encore mais c'est une idée. Même si je ne suis pas certain que Madeleine apprécie de vivre au milieu d'une ménagerie, elle m'oblige déjà à conserver toutes mes statuettes égyptiennes dans mon bureau alors des animaux...
L'arrivée d'un verre pour Alex les coupa dans cette conversation passionnante mais qui témoignait assez qu'ils n'avaient rien perdu de leur vieille complicité. Ces échanges pleins d'ironie avaient manqué à Édouard, contraint bien souvent de dissimuler ses véritables pensées ou d'échanger des propos d'une banalité triste à en pleurer dans les soirées mondaines. Il lui semblait qu'Alex le connaissait mieux que quiconque, mieux que sa propre femme et qu'à chaque parole qu'il lui adressait, il faisait mouche. Quand on parlait d'alcool au moins, il était assuré de ne pas se tromper, Édouard trinquait à peu près à tout et n'importe quoi.
- Je me suis demandé si tu viendrais, confia Alexandre d'un ton plus sérieux comme s'il s'était vraiment posé la question, mais je m'en doutais : rien ne résiste à l'appel du Caribou !
- Tu sais que si mon avocat préféré m'invite à boire un coup, je me précipite, corrigea Édouard avant de le rejoindre dans son fou rire puis de lever son verre, à nos retrouvailles ! Tremblez Louis-le-Grand, sapins, lanceurs de ballerines et profs de latin, le duo Reigner-Cabanel est de retour !
Le tintement du verre ponctua ses belles paroles mais se perdit dans le brouhaha ambiant et ils prirent leur première gorgée sans savoir que c'était loin d'être la dernière et qu'ils seraient alors dans un état beaucoup moins frais que l'actuel.

- Bon, maintenant que nous sommes là, tu as intérêt à tout me raconter, affirma Alex en reposant son verre, j’ai plus souvent vu la tête de Biauley - oui, Brutus est toujours en vie - que la tienne ces derniers mois !
Édouard grimaça à cette idée et se pencha vers son ami pour souffler d'un air compatissant :
- Oh c'est dur, je suis bien plus agréable à regarder que lui, mais ce sont les traîtres qui s'en sortent toujours le mieux. Figure toi que c'est aussi mon cas, je dois supporter sa face de fouine dans de nombreuses réceptions où je me rends mais ce n'est même pas étonnant, il est bien du genre à profiter...
Il s'interrompit avant de terminer sa phrase, bien conscient que ce n'était peut-être pas la chose à dire pour quelqu'un qui évoluait dans les hautes sphères de l'administration vichyste et qui travaillait tous les jours avec les Allemands. Il n'avait aucune idée de ce qu'il allait bien pouvoir dire à ce sujet à Alex si celui-ci se mettait à lui poser des questions. Il n'aimait pas devoir mentir à son meilleur ami mais en même temps, il ne pouvait se permettre de griller sa couverture au bout de seulement deux verres. Et moins de gens se trouvaient impliqués dans cette affaire, mieux c'était. Surtout Alex, non qu'il ne lui faisait pas confiance au contraire, mais il ne tenait pas à le mettre en danger.
-... Bref, il est toujours en vie, oui, je regrette que nous nous soyons pas débarrassés de lui à la faveur d'un coup de Gaffiot ou même de sapin, tu te souviens de la nuit où nous nous étions tous disputés sur la place du Panthéon et que ces imbéciles de Louis-le-Grand ont débarqué ?
Au moins évoquer un souvenir aussi drôle que celui-ci n'avait rien de dangereux. Il ébaucha un sourire presque mélancolique avant de se reprendre :
- Oh tu sais, c'est un peu la routine même si ces derniers jours, je suis plus occupé avec les manifestations, je suppose que tu en as entendu parler ? Sans compter que Claussat est à Paris en ce moment, je dois le supporter une bonne partie de la journée et plus encore quand je rentre chez moi le soir. Je vais finir par croire qu'il me poursuit, c'est une plaie.
Il avait d'ailleurs dû stopper ses relations avec Londres pendant ce temps-là car il ne tenait pas à ce que son cher beau-père mette le nez dans ses affaires. Il était très loin de se douter que Léon Claussat avait trouvé une toute autre solution pour obtenir les renseignements qu'il désirait.
- Mais il est toujours égal à lui-même et va bien, je suppose. Comme Madeleine. Elle s'est mis dans la tête que je la trompe, figure-toi, c'est un comble ! Soupira Édouard avant de lâcher un rire sans joie, mais les enfants ont bien grandi, Rose et Léonie seront heureuses de te revoir. Elles ont dix et sept ans désormais et le petit dernier a bientôt trois ans, ça pousse vite. Rosie me demande parfois des nouvelles de son « tonton Alex ». En revanche, mon frère est toujours prisonnier de guerre mais les dernières lettres qu'il m'a envoyées sont rassurantes.
Et pour cause, Maxime s'était lancé à corps perdu dans une carrière de poète ce qui ne manquait pas d'ironie quand on savait à quel point son aîné s'était inquiété pour lui aux nouvelles de la défaite.

La nuit était tombée à présent et le bar était rempli à craquer, preuve que les Parisiens avaient toujours besoin de se détendre après une longue journée passée à faire la queue pour quelques denrées ou à faire le pied de grue place de la Bastille. La fumée des cigarettes s'élevait en volutes au-dessus d'eux et faillit dissimuler le geste d’Édouard pour leur commander deux nouveaux verres. Il considérait en effet que l'emprisonnement de son frère valait bien cela. Mais malgré les apparences et les mauvais souvenirs que la question d'Alex l'avait mené à remuer, Édouard ne s'était jamais senti aussi bien que cette soirée-là. La certitude d'avoir retrouvé son plus vieil ami, le plus proche, celui à qui il pouvait tout confier le rassérénait et l'emplissait d'une joie sans équivalent. Néanmoins des questions continuaient à le tarauder et elles franchirent ses lèvres avant même qu'il ne puisse les arrêter :
- Il faut que tu me dises aussi ce que tu deviens de ton côté. Tu me laisseras deviner combien de pourris qui mériteraient de pourrir en prison tu as sauvés... ?
Édouard qui avait déjà été mêlé à des affaires dans lesquelles Alex avait mis son nez était de particulière mauvaise foi avec cette remarque mais il ne parut pas le remarquer.
- Et tu me diras aussi comment va cette chère Louise. J'ai appris qu'elle ne travaillait plus pour le Louvre, c'est dommage, j'aimais beaucoup aller la déranger quand je faisais mes traditionnelles visites. Enfin, il est vrai que ces derniers temps, je passe plus de temps dans les départements orientaux qu'égyptiens, termina-t-il avec un grimace, non mais avant, j'aimerais que tu... Pourquoi m'avoir recontacté maintenant ?
Il leva des yeux un peu attristés sur Alex, un sourire figé aux lèvres, avant de se reprendre :
- Enfin, bien sûr, je comprends que tu veuilles me revoir, ma compagnie est sans équivalent mais pourquoi ne m'as-tu jamais envoyé de télégramme... Avant ?
Il voulut rajouter qu'il lui avait manqué mais il se tut et pour se donner une contenance, reprit une gorgée de bière.
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Alexandre Reigner
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MessageSujet: Re: « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »   « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois » Icon_minitime1Mer 8 Mai - 1:39

S’il n’y avait pas eu pour le hanter le spectre de son entrevue avec Claussat et Carron, Alexandre aurait sans nul doute été on ne peut plus ravi de cette soirée. Car en dépit de tous ses scrupules, ou de sa conscience malmenée (il faut dire qu’il n’avait pas l’habitude d’être perturbé par cette dernière) il était réellement heureux de retrouver Edouard. L’avocat politique, ambitieux et véreux qu’il était ne collectionnait pas les amis, loin de là, et des rares qu’il possédait, Cabanel était non seulement le plus vieux, mais aussi le plus proche et il mentirait en disant que ces dernières années, il ne lui avait pas manqué. Bien au contraire, et ce dès son exil à Bordeaux qui lui avait paru d’autant plus morne qu’il n’avait plus à ses côtés son éternel complice - compte tenu de leurs frasques communes, c’est bien le mot qui convenait. La défaite de 1940 et la guerre avaient bien entendu apporté leur lot de préoccupations mais nombreux avaient été les moments où Alex se serait volontiers tourné vers Eddy pour un conseil, un avis, un verre, ou les trois à la fois, et ce malgré l’évident fossé qui semblait s’être creusé entre eux. Vichy et l’occupation l’avaient mis dans des situations qu’il n’aurait jamais imaginé vivre, face à des murs qu’il n’avait pas l’habitude de voir se dresser devant lui ; et des murs de plus en plus infranchissables. Certes, il y avait eu Louise, dont il s’était sans doute plus rapproché qu’il ne le pensait, ou Philippe et parfois même Julie, mais cette dernière avait choisi de suivre son mari dans le fascisme, Philippe avait coupé le plus de ponts possibles dès la rupture du pacte germano-soviétique pour ne mettre personne en danger avant de disparaître totalement, et Louise était maintenant retenue il ne savait où en province. À chaque nouvelle défection, Alexandre s’était retrouvé un peu plus seul avec ses doutes, ses tiraillements et le manque évident que creusait l’absence totale d’Edouard. Alors oui, il avait beau se trouver dans une position détestable et être assailli de scrupules, Alex était heureux de le retrouver, et leurs premiers échanges lui en firent rapidement prendre conscience. Lui qui ne faisait pas dans le sentiment se rendit rapidement compte que c’était chose inestimable de retrouver un tel ami. Même si celui-ci le menaçait de lui faire revivre quelques grands moments de honte en buvant plus que de raison - il avait encore en tête ce fameux bal donné par sa promotion de droit où Eddy et Julie, ivres, avaient réussi se faire remarquer (et lui avec, évidemment) en monopolisant la piste de danse et le micro pendant un long, très long moment.
- Si tu commences à chanter ne serait-ce qu’un couplet, non seulement je te laisse payer toute l’addition mais en plus je t’abandonne sur place, je te préviens, rétorqua-t-il.
C’était sans savoir l’état dans lequel ils allaient tous les deux finir.

Cette mise au point ayant été faite et les retrouvailles avec Néfertiti s’étant déroulées sans accrochage, la conversation roula avec un naturel qu’Alexandre avait craint de ne pouvoir retrouver, et pas uniquement à cause des années passées depuis leur dernière réelle entrevue. Pour conserver cette apparence de sérénité inespérée, il se garda de relever les mots d’Eddy qui prétendait avoir amené son chien dans l’ignorance de ce que l’avocat lui réservait (s’il avait su !) et préféra s’intéresser aux éventuels nouveaux animaux de compagnie de son ami dans une conversation dont on n’oserait douter de l’intérêt, et à laquelle vint mettre fin l’arrivée d’une bière bien méritée.
- Tu sais que si mon avocat préféré m'invite à boire un coup, je me précipite. À nos retrouvailles ! Tremblez Louis-le-Grand, sapins, lanceurs de ballerines et profs de latin, le duo Reigner-Cabanel est de retour !
Alexandre sourit aux souvenirs qu’évoquait tous ce beau monde et trinqua avec un enthousiasme réel. Le terrible, le redouté (et redoutable) duo Reigner-Cabanel, celui qui avait fait trembler bien des professeurs et surpris plusieurs Assemblées différentes était de retour, oui. À quel prix, il ne voulait pas y penser, pas alors qu’il savourait le plaisir de trinquer dans ce bar sans âge qui avait été le seul véritable lieu de culte de leurs dimanches bouddhistes - seule excuse (plus ou moins) crédible qu’ils avaient trouvé pour échapper aux messes du dimanche et sortir du lycée, quand ils ne prétendaient pas vouer un culte à Isis ou César. A bien y réfléchir, ils y avaient même passé plus que des dimanches, d’ailleurs, et lorsqu’il en fit le tour du regard, Alex se rendit compte qu’il se rappelait presque dans ses moindres détails de la petite pièce enfumée. Un véritable quartier général, voilà ce qu’avait été le Caribou dans leurs jeunes années, où même cet imbécile de Biauley avait été invité (une fois) à fêter une victoire écrasante sur Louis-le-Grand en matière de récupération de sapins de Noël. Ce souvenir sembla justifier une nouvelle gorgée de bière pour l’avocat, qui revint finalement à la réalité. Elle était loin l’époque où il trouvait parfois encore acceptable, dans certaines circonstances, de boire un verre avec le Brutus de leurs années lycée, qu’il supportait aujourd’hui encore moins qu’auparavant mais semblait croiser de plus en plus.
- Oh c'est dur, je suis bien plus agréable à regarder que lui, lança Eddy l’air compatissant, mais ce sont les traîtres qui s'en sortent toujours le mieux. (Alexandre manqua de s’étrangler avec sa bière) Figure toi que c'est aussi mon cas, je dois supporter sa face de fouine dans de nombreuses réceptions où je me rends mais ce n'est même pas étonnant, il est bien du genre à profiter... Bref, il est toujours en vie, oui, je regrette que nous nous soyons pas débarrassés de lui à la faveur d'un coup de Gaffiot ou même de sapin, tu te souviens de la nuit où nous nous étions tous disputés sur la place du Panthéon et que ces imbéciles de Louis-le-Grand ont débarqué ?
- Oh que oui : on les a battu a plate-couture, et je crois même que l’un d’eux a perdu son nez dans la bataille. J’ai toujours pensé qu’ils auraient pu nous débarrasser de Biauley s’ils avaient été moins incapables, regretta l’avocat. Enfin, il ne vaut toujours pas qu’on s’use la salive sur lui. Dis-moi tout.
- Oh tu sais, c'est un peu la routine même si ces derniers jours, je suis plus occupé avec les manifestations, je suppose que tu en as entendu parler ? Sans compter que Claussat est à Paris en ce moment, je dois le supporter une bonne partie de la journée et plus encore quand je rentre chez moi le soir. Je vais finir par croire qu'il me poursuit, c'est une plaie.

Alex plongea à nouveau dans son verre plutôt que de répondre immédiatement, réponse qui se borna à un vague « je te plains » suivi d’une nouvelle gorgée de bière. Une belle ordure, ce Claussat, songea-t-il en réalisant qu’il vivait chez son gendre mais demandait quand même aux autres de l’espionner pour lui - ou plutôt a un autre en l’occurrence, et un autre qui se demandait franchement ce qu’il avait fait pour mériter ça.
- Mais il est toujours égal à lui-même et va bien, je suppose, poursuivit Edouard sans se rendre compte du soudain malaise de son ami. Comme Madeleine. Elle s'est mis dans la tête que je la trompe, figure-toi, c'est un comble !
- On se demande bien ce que tu attends d’ailleurs, franchement, glissa un Alex soudain bien moins gêné, un sourire narquois aux lèvres.
- Mais les enfants ont bien grandi, Rose et Léonie seront heureuses de te revoir. Elles ont dix et sept ans désormais et le petit dernier a bientôt trois ans, ça pousse vite. Rosie me demande parfois des nouvelles de son « tonton Alex ». (Ce dernier voulut boire à nouveau, mais grimaça en trouvant son verre vide) En revanche, mon frère est toujours prisonnier de guerre mais les dernières lettres qu'il m'a envoyées sont rassurantes.
Il y eut un court silence. Reigner se doutait bien qu’il n’avait pas tout entendu, mais réalisa non sans un rictus que le quotidien de son ami ne devait pas être beaucoup plus reluisant que le sien. Il comprenait son inquiétude pour Maxime - il la comprenait même un peu trop bien à son goût. Ajoutée à la présence de Claussat, l’ambiance générale à Vichy et cette chère Madeleine dont il doutait qu’elle soit soudain devenue moins insipide, voilà qui faisait un bien mauvais mélange, et autant de raisons de boire, raison pour laquelle il approuva d’un signe de tête le geste que fit Edouard pour commander deux nouveaux verres.
- J’espère qu’il va s’en tirer, finit-il par répondre avec un sourire sincère. Quoique, je lui fais confiance pour ça. Il est capable de sortir de Fénelon sans se faire attraper, avec ça, on peut tout faire dans la vie. Il eut un éclat de rire entendu. Tu diras quelques mots aux enfants de ma part en attendant ? Tu peux même passer le bonjour à Madeleine, je suis sûr qu’elle sera ravie !
C’est à ce moment que les verres demandés furent déposés sur la table, moment pour le moins approprié. Alexandre se saisit du sien et le fit tourner un instant entre ses doigts avant de boire. Un verre pour toutes les mauvaises nouvelles, pour tout ce dont il fallait se consoler, ou ce qu’on voulait oublier. Le principe avait toujours été celui-ci, si bien que les tables du Caribou n’avaient pas vu défiler les bières sans entendre quelques confidences. L’avocat se rappela avec un rictus nostalgique qu’à cette époque, il lui semblait pouvoir absolument tout confier à Eddy. Tout ce qui comptait du moins. Un souvenir qui ne manquait pas de mordant ce soir.

- Il faut que tu me dises aussi ce que tu deviens de ton côté, reprit le conseiller, comme en échos à ses pensées. Tu me laisseras deviner combien de pourris qui mériteraient de pourrir en prison tu as sauvés... ?
Voilà qui était prévisible, pourtant, Alexandre dut baisser les yeux sur son verre pour ne pas se trahir. Il aurait pu s’attendre à une telle question - à vrai dire, il s’y attendait, il réalisa simplement qu’il n’avait aucune idée de la façon dont il allait y répondre, tandis que sans savoir quels couteaux il retournant dans quelles plaies, Edouard poursuivait :
- Et tu me diras aussi comment va cette chère Louise. J'ai appris qu'elle ne travaillait plus pour le Louvre, c'est dommage, j'aimais beaucoup aller la déranger quand je faisais mes traditionnelles visites. Enfin, il est vrai que ces derniers temps, je passe plus de temps dans les départements orientaux qu'égyptiens.
- Est-ce possible ? s'exclama Alexandre, plus pour se donner contenance qu’autre chose.
Il aurait d’ailleurs bien voulu couper court à cette série de questions malheureuses, mais n’en eut pas le temps. Et il le regretta amèrement.
- Non mais avant, j'aimerais que tu... Pourquoi m'avoir recontacté maintenant ? Enfin, bien sûr, je comprends que tu veuilles me revoir, ma compagnie est sans équivalent mais pourquoi ne m'as-tu jamais envoyé de télégramme... Avant ?
Reigner, qui n’en menait déjà pas large quelques secondes auparavant, en vint à se demander s’il n’avait pas pâli, alors que sa main s’était crispée sur son verre. Pourtant il se fit violence et leva les yeux sur Edouard, et suprême effort, soutint son regard. Pendant quelques secondes, alors, il envisagea de mettre fin à ce calvaire et de tout lui raconter, en se demandant comment est-ce qu’il avait pu imaginer pouvoir garder le secret, ou même réussir à le trahir. Il en fut même si fermement convaincu qu’il se lança aussitôt.
- Ecoute, Eddy...
Et puis plus rien. Il s’interrompit, car les menaces de Claussat et Carron lui revinrent elles aussi en mémoire. Des menaces qu’il ne pouvait décemment ignorer. Résistant à une violente envie de taper du poing sur la table et d’envoyer valser tout ce qui s’y trouvait, il prit une gorgée de bière et s’appuya contre le dossier de sa chaise.
- Pourquoi je ne l’ai pas fait avant ? Je n’en sais rien, lâcha-t-il finalement. Enfin, je peux te retourner la question, non ?
Il esquissa un sourire qui se voulait amusé, puis se pencha à nouveau pour s’appuyer sur la table. Il lui fallait plus solide que ça.
- Par contre, je peux te dire pourquoi maintenant. Ce n’est pas très glorieux, j’admets, mais tu pourras presque remercier ton beau-père et le mien. Je les ai rencontré hier... Tous les deux en même temps, oui : ils sont devenus amis, je te laisse deviner l’étendue du désastre - et pourtant, j’en ai vu des sales types avant eux. Une grimace lui échappa, et il prit une gorgée à nouveau - parce que se trouver dans une même pièce avec Claussat et Carron valait au moins cela. Ils avaient besoin de moi pour une affaire, un ami à eux impliqué dans une histoire de marché noir, je te passe les détails. Bref, j’ai trouvé absolument inconcevable que ces deux-là puissent jouer aux meilleurs amis du monde alors que je n’avais pas de nouvelles de toi depuis des mois.
Ne jamais trop s’éloigner de la vérité pour avoir l’air crédible, baratiner un peu.. Alexandre était rôdé à ces méthodes. Pourtant, ce fut bien la première fois qu’il se sentit coupable en en faisant usage. Sans doute est-ce pour cela qu’il se sentit obligé de ne pas rester là-dessus.
- Et puis très honnêtement, Eddy, tu me manquais, et il était temps que ça s’arrête, ajouta-t-il en levant des yeux faussement excédées au ciel.

Néfertiti, qui attendait toujours ses caresses, jappa soudain. Alex la renvoya près de son maître parce que définitivement, les animaux, il les supportaient de loin et quand ils ne faisaient pas de bruit. Il laissa passer un nouveau silence, qui lui laissa juste le temps de s’assombrir pour de bon en songeant aux autres questions d’Edouard.
- Quant à Louise... je crois qu’elle va bien.
Il leva un regard amer vers lui, mais s’interrompit pour profiter du passage d’un serveur pour lui commander quelque chose de plus conséquent que deux verres.
- Elle n'est plus à Paris depuis quelques semaines. Tu as entendu parler du réseau du Musée de l’Homme ? Philippe et elle en faisaient partie. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé... Elle a échappé de peu à une descente, mais elle était toujours recherchée. Je suis allé voir Carron qui était le seul à pouvoir faire quoi que ce soit. Il grimaça, et se tut le temps qu’un pichet soit déposé sur leur table. Il l’a envoyée en province avec les enfants, sans me prévenir, ni me dire où. J’ai quelques lettres de temps en temps... Isis et Octave me parlent de toi parfois, d’ailleurs.
Il eut un sourire qu’on pouvait deviner comme triste, même s’il se hâta de porter à nouveau son verres à ses lèvres.
- Enfin, ils sont en sécurité. Philippe a été arrêté, lui. Je n'en sais pas plus, lâcha-t-il en guise de conclusion.
Et pour les sauver tous les deux, il avait sciemment repris contact avec son meilleur ami dans le but de l’espionner et de savoir s’il n’avait pas quelques liens suspects avec Londres. Alex se trouva soudain particulièrement pitoyable, lui qui ne se tenait pourtant pas en basse estime de manière générale. C’est pourquoi il se redressa sur sa chaise et changea de sujet, retrouvant un air plus jovial.
- Et tu n’as pas idée du nombre de gens auxquels on peut éviter la prison ces derniers temps. Le marché noir rapporte plus qu’il ne l’a fait depuis le début de la guerre et il y a assez de concurrence pour qu’ils trouvent le moyen de se dénoncer entre eux. Et bien sûr, il y a les affaires habituelles. Mais sans députés corrompus... c'est beaucoup moins drôle. Il lança à Eddy un regard entendu, et un sourire narquois. D’ailleurs, en parlant de députés corrompus, ça fait quoi de travailler avec ce cher Eugène ? Tiens, ajouta-t-il en se saisissant du pichet, ça aussi, ça mérite un verre.
Ce qui faisait déjà beaucoup de verres, certes. Mais les derniers évènements méritaient bien une addition salée, et Alexandre ne voyait absolument aucune autre façon d’oublier les appels répétés de sa conscience.
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MessageSujet: Re: « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »   « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois » Icon_minitime1Mar 11 Juin - 19:20

Les évocations de leur jeunesse joyeuse et riante s'effaçaient désormais derrière les nouvelles plus récentes et bien moins réjouissantes. Édouard Cabanel qui triturait nerveusement son verre comme à son habitude (il n'avait jamais réussi à garder ses mains inoccupées dans un bar ou lors d'un repas de famille mais il était regrettable que la serviette de ce bon vieux Brutus ne fût plus là pour en faire les frais) gardait son sourire mais celui-ci était bien plus crispé et la lueur de tristesse qui brillait dans ses yeux ne trompait pas. Il aurait voulu continuer à évoquer les souvenirs qu'il partageait avec Alexandre parce qu'ils étaient sans doute les plus heureux de son existence et qu'il aurait tout donné pour retourner à cette époque où il n'avait pas de choix plus difficile à faire que de décider de l'endroit où ils allaient passer leur soirée (le dilemme portait généralement sur le Caribou ou la place du Panthéon, plus rarement sur le dortoir des filles de Fénelon). Quelque part, ce passé lui paraissait bien plus vivant et réel, presque plus palpable que sa vie actuelle qui se résumait à un cliché en noir et blanc. Au moins avait-il quitté la noirceur du négatif depuis son passage à Londres qui lui avait donné une raison de continuer à agir. Mais même les rires et les films en couleurs éclatantes (comme on arriverait sans doute à les faire un jour) ne pouvaient totalement effacer les préoccupations de l'heure actuelle et les questions qui assaillaient obstinément l'esprit d’Édouard. Sans doute aurait-il dû se contenter de revivre ce film en spectateur tout en buvant assez pour être certain que tout ce qu'il désirait oublier le resterait jusqu'au lendemain (ou jusqu'au moment où il rentrerait chez lui, la tête de son beau-père avait la fâcheuse tendance de dégriser). Mais à proprement parler, c'était Reigner lui-même qui avait lancé une conversation déplaisante et au fur et à mesure qu’Édouard donnait des nouvelles, non pas de lui car ce qui composait son existence ne pouvait être raconté avec un ton badin dans un bar, activités illégales tout comme légales d'ailleurs, mais de sa famille et de ses proches, il sentait à quel point il était misérable. Il n'était probablement pas à plaindre, ces gens qui manifestaient avaient perdu des époux et des fils et crevaient de faim ce qui n'était pas son cas mais il venait en quelques phrases de montrer à quel point cette vie était vide de sens et de réconfort. Son foyer lui-même n'avait rien de chaleureux malgré la présence des enfants. Il n'était plus chez lui nul part, ils n'étaient plus chez eux à Paris depuis que les Nazis avaient déployé leur drapeau rouge à la croix noire sur la Tour Eiffel. Édouard n'avait jamais eu beaucoup d'amis mais la plupart d'entre eux ne lui adressaient plus la parole à cause des mauvaises décisions qu'il avait pu prendre et les autres n'avaient tout simplement plus l'occasion de le faire.

Mais malgré tout ce qui s'était passé et ses erreurs, malgré les années et l'éloignement, il lui restait Alexandre. Comment avait-il seulement pu oublier ? Alexandre qui ne le jugea pas, qui eut le tact de ne pas demander des précisions et qui avait toujours le chic, loin de laisser son ami se morfondre, de dédramatiser les situations par une pique bien sentie, une réflexion qui réchauffait un peu le cœur d’Édouard, le tirait encore et toujours hors de ce qui aurait pu le guetter à trop évoquer souvenirs et situation actuelle. Jusqu'à cet instant-là, Édouard aurait eu du mal à définir ce qui faisait un véritable ami mais désormais il le savait : c'était celui qui, en cas de coup dur, reste là, assis avec vous (la pinte de bière étant un plus non négligeable) et sait ce qui peut vous réconforter.
- J'espère qu'il va s'en tirer, répliquait Alexandre en faisant allusion à l'emprisonnement de Maxime, le prochain prix Nobel de littérature (enfin un qui avait pris à cœur le discours de début d'année du proviseur d'Henri-IV), quoique, je lui fais confiance pour ça. Il est capable de sortir de Fénelon sans se faire attraper, avec ça, on peut tout faire dans la vie.
- Pitié, ne lui donne pas, même à distance, de mauvaises idées, il en a assez tout seul ! Répliqua Édouard en se reposant sur le dossier de sa chaise pour laisser échapper un rire qui démentit le ton sévère qu'il avait adopté, parce qu'après tout, malgré son inquiétude, l'idée de voir Maxime monter un plan foireux pour tenter de s'enfuir (du moins, une fois qu'il aurait fini de se donner des airs de poète maudit) était à la fois tout à fait probable et délirante. Son petit frère avait la fâcheuse tendance à toujours surprendre son aîné.
- Tu diras quelques mots aux enfants de ma part en attendant ? Tu peux même passer le bonjour à Madeleine, je suis sûr qu’elle sera ravie !
- Je le ferai, promit le conseiller en redevenant sérieux même s'il haussa le sourcil, pas dupe de la courtoisie de son ami (qui savait fort bien ce qui pouvait agacer son épouse ce qu'il avait pris à cœur de faire dès le mariage) avant d'ajouter, amusé : mais j'espère que tu viendras très vite à la maison, il paraît que ce sont des choses qui se font quand on a dépassé la trentaine, on arrête de se donner rendez-vous dans des bars, on s'invite chez soi. Même si le Caribou est un peu notre repaire. Tu pourras en tout cas le leur dire toi-même !
Mais très vite, à la faveur de nouvelles bières qui arrivaient à pic, Édouard posa à son tour les questions qui s'imposaient à un ami que l'on n'avait pas revu depuis des années, avec un véritable entrain, sans savoir tout ce qu'il remuait en Alexandre. Comment aurait-il pu deviner qu'il mettait le doigt sur toutes les blessures de son ami, que chacune de ses interrogations appelait une réponse douloureuse ? Mais là n'était pas encore sa préoccupation première : depuis qu'il avait reçu le télégramme, il avait voulu lui demander les raisons qui l'avaient poussé à reprendre contact avec lui et il s'était lancé, sans vraiment réfléchir, en se disant qu'il allait sans doute le regretter. Il avait besoin de comprendre et pour ne pas perdre contenance devant le regard d'Alex, il but une gorgée de bière.

Il ne vit pas la crispation de Reigner ni sa brusque pâleur, peut-être à cause de la mauvaise lumière du bar et de la fumée des cigarettes (de contrebande), peut-être parce qu'il ne voulait tout simplement pas le voir. Il eut néanmoins conscience du brusque malaise entre eux deux et un silence passa, autant qu'on pouvait parler de silence au milieu des éclats de voix et de rires.
- Écoute Eddy..., commença Alexandre, presque hésitant.
A l'inverse de son ami, Édouard sentit le rouge lui monter aux joues. Qu'est-ce qui lui avait pris ? Se croyait-il au-dessus de tout reproche pour avoir osé demander cela ? La façon dont il avait formulé les choses avait laissé apercevoir de plus quelle rancœur cette séparation avait causé pour lui. Avait-il blessé Alex alors que c'était lui qui avait fait l'effort d'envoyer ce courrier ? En face de lui, l'avocat avait repris ses esprits et continua avec une voix beaucoup plus affirmée, retrouvant, en apparence, son attitude nonchalante, rassurant du même coup Édouard :
- Pourquoi je ne l’ai pas fait avant ? Je n’en sais rien. Enfin, je peux te retourner la question, non ?
Le conseiller piqua du nez dans son verre parce qu'il aurait dû s'y attendre... Et que lui non plus ne voulait pas devoir à répondre, même si les raisons en étaient différentes. La raison en réalité était fort simple : il avait honte. Honte de lui-même et de ses actions et il n'avait pas voulu à avoir à faire face au regard inquisiteur d'un ami qui le connaissait. Il se rappelait vaguement de sa fuite à Riom quand il avait vu la haute silhouette d'Alex dans la foule. Honte et peur en bon lâche qu'il était. Heureusement que d'autres avaient plus de courage que lui.
- Par contre, je peux te dire pourquoi maintenant, ajouta Alexandre, ce n’est pas très glorieux, j’admets, mais tu pourras presque remercier ton beau-père et le mien. Je les ai rencontrés hier... Tous les deux en même temps, oui : ils sont devenus amis, je te laisse deviner l’étendue du désastre - et pourtant, j’en ai vu des sales types avant eux.
Voilà qui faisait mal comme genre de nouvelle, Édouard en grimaça pendant qu'Alex donnait quelques explications. Léon Claussat n'avait aucun ami ni aucun proche, sa volonté de se rapprocher de Carron recelait sans nul doute une magouille quelconque. Ce n'était pas bon signe. Si à lui tout seul, Claussat (et sa progéniture) parvenait déjà à faire de la vie d’Édouard un enfer, il imaginait à peine si les deux beaux-pères combinaient leur méchanceté et leur cruauté.
- Bref, j’ai trouvé absolument inconcevable que ces deux-là puissent jouer aux meilleurs amis du monde alors que je n’avais pas de nouvelles de toi depuis des mois.
- Tu as raison, approuva Édouard, il faut faire front. Et puis crois-moi, ils n'ont pas dû se rapprocher uniquement pour des questions d'affaires, quand mon charmant beau-père prétend être ami de quelqu'un, c'est qu'il a de plus larges vues. Je te propose que nous menions notre enquête de notre côté pour savoir ce qu'ils manigancent, continua-t-il, un peu amusé, je ne tiens pas une fois de plus à me retrouver sur le fait accompli...
- Et puis très honnêtement, Eddy, tu me manquais, et il était temps que ça s'arrête, enchaîna Alex en levant les yeux au ciel comme s'il s'agissait là d'une évidence.
Bien malgré lui, Cabanel s'en trouva un peu ému, c'était bien la première fois qu'il manquait à quelqu'un (autre qu'à des gamins de moins de dix ans, un clébard pouilleux ou des statuettes égyptiennes) et ses yeux se mirent à piquer un peu (fichue fumée de cigarette !). Pour changer de sujet, il lança, enjoué :
- Non mais franchement, Alex, tu te rends compte que je vais devoir remercier mon beau-père en rentrant ? Ça va être difficile mais je lui dois bien ça !
Claussat et Carron auraient pu être fiers de Reigner : Édouard ne se doutait en aucun cas de ce dont il retournait exactement et il venait de se perdre dans le piège tendu (malgré lui) par son ami.

Mais l'enthousiasme dont Édouard avait fait preuve se dégonfla aussi rapidement qu'un ballon de baudruche dès que son ami commença à expliquer ce qui s'était produit dans sa propre existence. D'ailleurs, toute la nonchalance dont Alex pouvait faire preuve – même quand il allait mettre sous le nez de son député d'ami des preuves l'impliquant dans une grave affaire de corruption – avait également disparue comme l'exigeaient les annonces qu'il faisait et qui semblèrent comme autant de coups de massue. Édouard en oublia son chien qui réclamait des caresses et qui, boudeur, se coucha à ses pieds.
- Quant à Louise... je crois qu’elle va bien, elle n'est plus à Paris depuis quelques semaines. (Édouard ne peut s'empêcher de marquer sa surprise, s'il voyait mal une personne vivre en province, c'était bien Louise). Tu as entendu parler du réseau du Musée de l’Homme ?
- Vaguement..., répondit le conseiller qui n'était pas présent dans la capitale au moment où le réseau avait été démantelé mais qui n'ignorait pas le bruit que cela avait produit à Vichy.
- Philippe et elle en faisaient partie, expliqua Alex qu'Edouard n'avait jamais vu aussi amer, je ne sais pas exactement ce qui s’est passé... Elle a échappé de peu à une descente, mais elle était toujours recherchée. Je suis allé voir Carron qui était le seul à pouvoir faire quoi que ce soit. Il l’a envoyée en province avec les enfants, sans me prévenir, ni me dire où. J’ai quelques lettres de temps en temps... Isis et Octave me parlent de toi parfois, d’ailleurs. Enfin, ils sont en sécurité. Philippe a été arrêté, lui. Je n'en sais pas plus.
Le cœur d’Édouard s'était mis à tambouriner d'une curieuse façon. Ainsi, Louise s'était engagée dans la résistance dès le début, sans hésiter, de toute son âme comme tout ce qu'elle faisait. Ce n'était même pas étonnant de sa part, il avait toujours apprécié l'esprit d'initiative et la générosité de celle qu'Alexandre avait épousé. Quant au discret Philippe, il l'avait mal connu mais ses sympathies communistes n'étaient un secret pour personne. Toute l'horreur de la situation avait frappé Édouard qui en resta muet, abasourdi. Jamais il n'aurait pu s'attendre à toutes ces confidences et l'impuissance d'Alex ne faisait aucun doute. Ce dernier venait d'ailleurs de reprendre son verre en main comme si cela lui donnait un peu de courage pour affronter la suite. Ce n'était pourtant pas le premier qu’Édouard voyait aussi désemparé, c'était même monnaie courante ces derniers temps, mais pour la première fois, il partagea pleinement la peine et l'inquiétude de son interlocuteur parce que celui-ci était son meilleur ami et que jusqu'à l'exil d'Alex à Bordeaux, il avaient toujours tout partagé, les bêtises comme les coups durs.
- Je suis navré, Alex, ça ne m'était pas remonté aux oreilles..., souffla-t-il sans savoir vraiment quoi ajouter d'autre.
Il résolut toutefois de ne plus jamais se laisser penser qu'il était misérable car lui au moins avait une famille et pouvait contrôler – en partie – la situation. Aucun de ceux qu'il aimait ne se trouvait en danger immédiat (à vrai dire, le plus en danger de tous, c'était lui-même), aussi ses propres malheurs paraissaient bien dérisoires. Mais une autre réflexion le troublait : c'était l'idée qu'en tant que membre du gouvernement, il participait à tout cela. Évidemment, il luttait à sa manière contre l'Occupation mais tout ce que sa couverture, ce poste qu'on lui avait confié en lui faisant confiance pour bien le remplir lui avait conduit à signer ou exécuter lui donna la nausée. Depuis 1940, il avait l'habitude de se dégoûter lui-même.

Reigner avait visiblement envie de changer de sujet aussi Édouard n'insista pas et il l'écouta raconter son activité quotidienne en tant qu'avocat à succès et à qui on faisait beaucoup appel pour combattre ou défendre le marché noir dont profitaient allègrement tous les cadres du régime, retrouvant peu à peu un mince sourire moqueur, uniquement interrompu par le regard peu amène qu'il lui lança quand Alex fit allusion à la disparition des députés corrompus.
- D’ailleurs, en parlant de députés corrompus, ça fait quoi de travailler avec ce cher Eugène ? Tiens, ajouta de dernier en se saisissant du pichet, ça aussi, ça mérite un verre.
Ce à quoi Édouard ne pouvait qu'approuver, aussi se refit-il servir sans protester et sans noter le nombre déjà important de verres qu'il avait bus (et qui ne tarderaient pas à lui embrouiller l'esprit).
- Allons, c'est toi qui dit ça ? Se moqua-t-il gentiment, Mazan n'était pas ton « ami » avocat de l'Alliance démocratique ou de la Fédération républicaine, je ne sais plus ? D'ailleurs, je proteste, il n'est absolument pas corrompu, il fait son travail avec le plus grand sérieux et quand il s'agit de dossiers compliqués, il sait où je me trouve.
Il avait prononcé ces derniers mots avec un ton un peu acerbe mais il n'était pas entièrement mécontent qu'Eugène se reposât autant sur lui, cela lui permettait d'avoir le nez dans ses affaires sans avoir besoin de trop fouiller. La tâche aurait néanmoins été bien moins compliquée si Claussat avait réussi à convaincre ses amis de Vichy de confier le poste d'ambassadeur à Cabanel lui-même.
- Travailler à l'hôtel du Châtelet a ses avantages, poursuivit-il, toujours la mine sombre et il détacha ses yeux du liquide ambré de son verre pour les relever sur Alex : je sais que tu es bien trop fier pour demander de l'aide mais grâce à ma position, je peux essayer de secouer mes réseaux pour savoir où se trouvent Louise et Philippe. Si c'est Carron qui a orchestré tout cela et s'il s'est allié avec mon beau-père, il est probable que je ne puisse pas faire grand chose mais comme je te le disais, il faut bien des avantages à bosser avec Mazan, je commence à avoir des relations un peu partout, même avec les uniformes allemands. Je tiens vraiment à t'aider, à nous deux, nous pouvons peut-être faire quelque chose.
C'était vrai, s'il le fallait, Édouard voulait bien prendre des risques pour contacter quelques personnes haut placées, quitte à agacer son beau-père (un sport national).
- J'ai de bons états de service dans ce gouvernement, expliqua-t-il d'un ton qui se voulait léger, je fais bien mon travail et finalement, j'y ai trouvé mon compte...
Il s'interrompit quelques instants, hésitant sur la suite. Il aurait terriblement voulu se confier, dire toute la vérité à Alex, qu'il avait passé deux longues années à travailler dans la suspicion pour un programme qui le répugnait et que ce n'était que l'année précédente, après son voyage à Londres qu'il s'était enfin réconcilié avec sa conscience, du moins à minima. Mais l'alcool commençait déjà à faire effet sur ses capacités de réflexion et il sentit qu'il s'embrouillait. La seule certitude qu'il avait, c'était qu'il ne voulait rien dire. Non pas qu'il n'eut pas confiance en Alex, au contraire, s'il y avait une personne au monde sur laquelle il pensait pouvoir compter, à laquelle il confierait sa vie, c'était bien lui. Mais avouer qu'il était sous couverture, c'était mettre en danger Alexandre et lui-même par ricochet. Personne ne doit être au courant, personne.
- C'est vrai, au départ, j'ai eu l'impression de trahir mon parti mais qu'ont fait les radicaux pendant la guerre, hein ? Tous des imprévoyants qui n'avaient rien préparé à ce qui allait nous tomber dessus. Heureusement, nous avons un programme pour remettre la France sur pied. Et même s'il m'est parfois difficile de collaborer avec les Allemands, c'est la seule solution pour nous en sortir. Quand on voit ce qui se passe dans l'Est...
Il avait dû arracher ces mots de sa bouche, batailler contre lui-même pour le dire mais les nombreux verres avaient facilité les choses. Il avait ânonné le discours officiel sans âme et sans conviction mais il était sorti. Dans un suprême courage, il leva les yeux et fixa Alexandre. Ce fut devant l'expression du visage de ce dernier qu'il comprit qu'il n'allait pas s'en sortir aussi facilement.
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Alexandre Reigner
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MessageSujet: Re: « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »   « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois » Icon_minitime1Sam 29 Juin - 18:50

La situation, déjà proprement intenable au début de la soirée ne semblait vouée qu’à empirer, et Alexandre avait beau tenter d'anesthésier sa conscience à coups de verres de bières, il faisait hélas honneur à sa réputation et gardait malgré lui les idées beaucoup trop claires - bien assez en tout cas pour prendre comme des gifles les paroles d’Edouard, qui enfonçait toujours le couteau un peu plus loin dans la plaie sans pouvoir ne serait-ce qu’imaginer ce qu’il infligeait à son ami. Devant cette avalanche de questions qui n’appelaient que des réponses malhonnêtes ou douloureuses, l’avocat se mit à maudire intérieurement les deux ordures qui leur servait de beaux-pères, et qui parvenaient à le torturer même à distance, alors qu’il ignorait jusque là à quoi ressemblait un scrupule de près. Il avait beau chercher, il ne parvenait à se souvenir ce qu’il avait pu leur faire qui justifierait une telle revanche. Il avait bien tenté par tous les moyens de convaincre Eddy de ne pas épouser Madeleine, défié une ou deux fois Claussat à la Chambre avant de faire tomber quelques têtes dans le parti de Carron, et parfois fait front avec Louise contre lui, mais son exil à Bordeaux et la guerre avaient rendu toutes ces affaires bien lointaines, et jusqu’à ce qu’il ne soit convoqué dans le bureau de Carron pour y rencontrer le plus nuisible des duos, c’est à peine s’il avait croisé son propre beau-père depuis son retour à Paris. Alexandre était un homme rationnel, mais faute de trouver une raison probante à une telle association, il n’avait plus qu’à considérer et Carron et Claussat se complaisaient dans le sadisme, car il y aurait sans doute eu bien des façons d’en apprendre plus sur Edouard et ses hypothétiques relations londoniennes sans avoir à faire chanter Reigner. N’avaient-ils donc personne sous la main capable de s’en charger, sans les risques qu’incluait le fait de demander à Alex de trahir son meilleur ami ? Il savait pour leur avoir épargné quelques déconvenues et autres scandales que ni l’un ni l’autre de leurs beaux-père ne rechignait à l’idée de verser (ou de recevoir) des pots-de-vin, et doutait que les soit-disant objectifs de pureté et de résurrection nationale de Vichy puissent avoir eu raison de ce genre d’habitudes. Une somme honorable, un type discret, un escroc comme on en trouvait tant avant la guerre, et ils auraient sans doute été renseignés en moins de deux. Non, au lieu de ça, Carron avait attendu que sa fille et Philippe soient impliqués dans une affaire de résistance pour demander à son gendre de faire le travail. Sadique et tordu, comme tout ce qui semblait pouvoir sortir de sa tête. Oui, à eux deux, Carron et Claussat formaient décidément une belle paire d’ordure, et à l’instant où il informa Cabanel de leur toute nouvelle grande amitié, Alex songea qu’ils n’auraient pu faire pire alliance.
- Tu as raison, approuva Édouard comme s’il avait pu lire dans les pensées de son ami, il faut faire front. Et puis crois-moi, ils n'ont pas dû se rapprocher uniquement pour des questions d'affaires, quand mon charmant beau-père prétend être ami de quelqu'un, c'est qu'il a de plus larges vues. Je te propose que nous menions notre enquête de notre côté pour savoir ce qu'ils manigancent, je ne tiens pas une fois de plus à me retrouver sur le fait accompli...
Reigner se crispa à nouveau si c’était possible, et hésita un instant entre replonger dans son verre, ou changer immédiatement de sujet, avant d’opter pour la seconde option car il doutait réellement pouvoir supporter de quelconques suppositions sur ce que pouvaient bien faire ensemble ces deux nuisibles quand il savait pertinemment (ou du moins, en grande partie, car qui savait s’ils n’avaient pas d’autres vues ?) de quoi il s’agissait. Il lui sembla terriblement cynique de se montrer un peu honnête après cela, en admettant que Eddy lui avait manqué, mais c’est tout ce qu’il pouvait faire.
- Non mais franchement, Alex, tu te rends compte que je vais devoir remercier mon beau-père en rentrant ? Ça va être difficile mais je lui dois bien ça !
L’intéressé ne répondit pas, ou par un vague geste fataliste seulement. Non, il était bien trop occupé à s’étrangler avec sa bière en imaginant la tête que ferait Claussat lorsque son gendre le remercierait.

Les autres questions d’Edouard firent définitivement perdre toute sa belle assurance ordinaire à Alexandre, qui put se rendre compte une fois de plus à quel point il était pitoyable, et seul par la même occasion. Parfois, il se prenait réellement à envier son père qui, à cette même heure, devait être entrain de faire une sieste en Amérique du Sud à l’ombre d’une sombre pyramide inca en ignorant royalement ce qui pouvait bien se passer en France au XXè siècle. Sans doute était-il seul lui aussi, mais au moins il l’avait choisi, et ne devait sûrement pas avoir d’autre dilemme le matin en se levant que de choisir sur quel empereur au nom imprononçable il allait se penchait pour le reste de la journée. Vue d’ici, vue de cette table où même un pichet de bière ne pouvait lui faire oublier à quel point les nouvelles qu’il racontait à son ami était sordide, ce même ami qu’il avait poussé dans le piège tissé par leurs beaux-pères, la vie que devait mener son père sembla à Alex presque paradisiaque. C’est dire à quel point la situation lui était insupportable, et ce même après en avoir étalé une partie face à Eddy. Il était loin le temps où il pouvait se sentir mieux après avoir fait quelques confidences.
- Je suis navré, Alex, ça ne m'était pas remonté aux oreilles...
L’avocat esquissa un sourire amer en se saisissant de son verre. L’affaire avait été si bien étouffée concernant Louise - Carron savait définitivement trop bien comment sauver sa peau en se servant de celle des autres - qu’il doutait qu’ils soient beaucoup à en avoir entendu parler. Quant à Philippe, il n’était aux yeux du monde qu’un terroriste de plus à avoir été attrapé, et Alex connaissait assez bien son précautionneux frère pour savoir qu’il devait avoir dissimulé sa véritable identité, sans quoi il en aurait sans doute entendu parler bien avant la veille dans le bureau de son beau-père. En bien ou en mal, le nom de Reigner aurait éveillé de nombreux commentaires, et Alex voyait d’ici ce fumier de Biauley accourir pour lui faire savoir qu’il était au courant. Heureusement pour son cher collègue, il n’en était rien, car il y avait fort à parier qu’on l’aurait retrouvé transpercé de part en part dans un coin de la salle d’escrime. Depuis le temps qu’Alex en rêvait. Il secoua donc la tête pour signifier à Edouard qu’il était normal qu’il n’ait rien entendu, et préféra, une fois de plus, changer de sujet. Il savait que son ami comprendrait et de fait, Eddy n’insista pas, ce qui leur valu de pouvoir se resservir un verre pour trinquer aux malheurs de ce dernier - car oui, c’était selon Alex un malheur de plus que de devoir travailler avec cet escroc de Mazan.
- Allons, c'est toi qui dit ça ? rétorqua Cabanel. Mazan n'était pas ton « ami » avocat de l'Alliance démocratique ou de la Fédération républicaine, je ne sais plus ? (Alex laissa échapper quelques mots marmonnés qui montraient bien ce qu’il pensait de « l’ami » en question). D'ailleurs, je proteste, il n'est absolument pas corrompu, il fait son travail avec le plus grand sérieux et quand il s'agit de dossiers compliqués, il sait où je me trouve.
- Etonnant, et je suis certain qu’il a énormément de dossiers compliqués, et qu’étrangement, quand il y a du prestige ou des bons points à gagner, tout devient assez simple pour qu’il puisse s’en occuper lui-même, lança Reigner avec un sourire moqueur. Et ça veut se faire appeler Maître... Je te plains, c’est encore plus ingrat que de travailler pour Carron.
Il n’y avait rien de moins sûr, du moins pas en ce qui le concernait, mais les mots lui avaient échappé et il les oublia immédiatement dans une gorgée de bière, parce qu’il n’avait pas en plus besoin de s’enfoncer seul. Eddy se chargea d’ailleurs brusquement de le lui rappeler.
- Travailler à l'hôtel du Châtelet a ses avantages : je sais que tu es bien trop fier pour demander de l'aide mais grâce à ma position, je peux essayer de secouer mes réseaux pour savoir où se trouvent Louise et Philippe. Si c'est Carron qui a orchestré tout cela et s'il s'est allié avec mon beau-père, il est probable que je ne puisse pas faire grand chose mais comme je te le disais, il faut bien des avantages à bosser avec Mazan, je commence à avoir des relations un peu partout, même avec les uniformes allemands. Je tiens vraiment à t'aider, à nous deux, nous pouvons peut-être faire quelque chose.
Alex, qui avait levé les yeux sur son ami ne put soutenir son regard face à cette nouvelle gifle, et détourna brusquement le regard. À nouveau il pâlit, ses mains se crispèrent autour de son verre. Encore une fois, il manqua de céder et de tout lui avouer, et encore une fois il sentit la honte l’envahir de ne pouvoir s’y résoudre. Il voulut relever la tête, mais la sincérité d’Edouard l’empêcha de le regarder, aussi son regard papillonna-t-il un instant dans toute la pièce, avant qu’il ne se décide à répondre.
- Je ne pense pas que ton beau-père ait quoi que ce soit à voir avec ça. Quoi qu’il en soit, j’ai déjà tout essayé, mais Carron a bien préparé son coup : Louis est introuvable. Quant à Philippe, on ne le fera pas sortir de prison. Il vaut mieux que tu ne t’en mêles pas. Enfin... merci.
Il avait d’abord cru qu’il ne pourrait le remercier, encore moins en le regardant en face, mais le mot avait fini par sortir, de même qu’il avait enfin réussi à lever les yeux et à croiser le regard de son ami, au prix d’un suprême effort. L’échange fut de courte durée cependant, car bien vite, il s’intéressa de nouveau à son verre avec une certitude : jamais il ne s’était senti aussi mal de sa vie. Et encore, il ignorait que ce n’était que la première fois d’une longue série.

- J'ai de bons états de service dans ce gouvernement, reprit Edouard après un court silence, je fais bien mon travail et finalement, j'y ai trouvé mon compte...
Il s’interrompit, et Alexandre put cette fois le dévisager un instant, car il voyait mal Eddy « trouver son compte » dans cette vaste mascarade qu’était Vichy. Pendant un court moment il crut - ô ironie - que ce dernier allait revenir ce qu’il venait de dire, mais bien au contraire, et malgré l’alcool qui semblait commencer à avoir raison de ses capacités de réflexion, il reprit la parole et abonda dans le même sens, sous le regard de plus en plus médusé de l’avocat.
- C'est vrai, au départ, j'ai eu l'impression de trahir mon parti mais qu'ont fait les radicaux pendant la guerre, hein ? Tous des imprévoyants qui n'avaient rien préparé à ce qui allait nous tomber dessus. (Alex, qui avait porté son verra à ses lèvres, manqua de s’étouffer). Heureusement, nous avons un programme pour remettre la France sur pied. Et même s'il m'est parfois difficile de collaborer avec les Allemands, c'est la seule solution pour nous en sortir. Quand on voit ce qui se passe dans l'Est...
- Arrête !
L’avocat à la voix de stentor avait grondé soudain, et n’avait pu s’empêcher de taper du poing sur la table, un peu plus fort qu’il ne l’aurait voulu - depuis le temps qu’il se retenait. Heureusement, on leur accorda peu d’attention, et c’est à peine si la table d’à côté leur jeta un regard surpris au travers de l’épaisse fumée des cigarettes. Ce qui n’était pas plus mal car l’alcool commençant aussi à faire son effet sur lui, bien qu’il soit encore bien lucide, Alexandre ne comptait s’arrêter là.
- Bon sang, Eddy, tu t’entends parler ? continua-t-il avec colère. On dirait le parfait petit vichyste, Aurèle ne ferait pas mieux, et j’entends assez ces stupidités quand il est là pour que tu t’y mettes aussi. C’est du gouvernement de nos deux fumi...  de nos  beaux-pères que tu parles, des types qui ont fait enfermer Philippe, je te rappelle.
L’alcool aidant, il avait vaguement oublié qu’il aurait dû être rassuré par ce petit discours : ne signifiait-il pas que les soupçons de Carron et Claussat étaient totalement ridicules ? Confusément, il sentit qu’il ferait mieux de ne pas continuer, mais lorsque son regard se posa sur les traits de Cabanel, il ne put qu’envoyer intérieurement toute voix de la raison aller se faire voir. Il connaissait Edouard, et il ne pouvait pas croire qu’il pensait vraiment ce ramassis de mensonges dont la propagande de Vichy arrosait la France depuis le début de l’occupation. Il n’y croyait pas plus maintenant qu’il ne l’avait cru un an plus tôt lorsqu’il l’avait vu témoigner contre Daladier et Blum, même s’il n’avait pas eu l’occasion de le lui faire savoir à l’époque.
- Tu ne me feras pas croire que tu es d’accord avec tous ces imbéciles, pas à moi, Eddy. Garde ça pour les autres, parce que si c’est pour t’entendre déblatérer les mêmes conneries qu’à Riom, j’aime autant partir tout de suite. Tu n’as même pas l’air convaincant ! Et laisse-moi te dire que tant que tu essaieras de renier tes radicaux, tu n’y arriveras pas.
Pas face à lui en tout cas, même s’il y avait dans cette pensée un cynisme mordant puisque lui-même était incapable de se montrer honnête avec son ami. Après tout, qui était-il pour se permettre de juger, lui qui ne faisait rien de plus que de baisser la tête en attendant que la guerre passe ? Personne, et pourtant il ne s’arrêta pas pour autant de fixer Edouard, sans gêne, pour la première fois depuis le début de cette soirée. Il ne le croyait pas devenu le parfait collabo, il le connaissait trop bien pour ça, et sans doute au fond avait-il besoin de savoir que tout le monde n’était pas devenu totalement fou. Il en avait vu des gens tourner leur veste à l’annonce de la défaite, renier leurs convictions, se ranger auprès de ces mêmes personnes qu’ils apostrophait âprement à la Chambre quelques mois plus tôt à peine, et Cabanel (contrairement à son éminent beau-père) était bien le dernier qu’il aurait mis dans le même panier que ceux-là.
- Franchement, Edouard, tu penses que je vais avaler que tu t’es laissé convaincre par Pétain et sa clique ? continua Alexandre en se radoucissant légèrement. De nous deux, je croyais que c’était toi qui avais des convictions...
Ça n’était en tout cas certainement pas lui, capable qu’il était de planter un poignard dans le dos de son meilleur ami, même s’il semblait l’avoir légèrement oublié à cet instant. Un oubli risqué, risque dont il prit vaguement conscience en finissant son verre. Mais après tout, ne pouvait-on pas être lucide sur le gouvernement de Vichy - ce qu’était Eddy, il n’en doutait pas - sans pour autant se trouver forcément dans le camp adverse ? Alex lui-même en était un parfait exemple, et à l’instant où il posa une nouvelle fois son regard dans celui de son ami, c’est tout l’aveu qu’il attendait de la part de celui-ci, et rien de plus.
- Maintenant tu vas prendre ce verre, conclut-il en le resservant généreusement, et arrêter de raconter n’importe quoi s’il te plaît.
Il ignorait alors qu'il était sur le point de regretter amèrement ce petit discours.
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Edouard Cabanel
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MessageSujet: Re: « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »   « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois » Icon_minitime1Mar 9 Juil - 17:12

La discussion, après s'être un instant attardée sur leurs situations respectives et plus ou moins désespérées, ce qu'ils préféraient oublier à grand renfort de verres que le patron du bar, qui les avait reconnu, leur apportait avec la meilleure volonté du monde, était désormais engagée sur un terrain qu’Édouard Cabanel, malgré les premiers effets de l'alcool qu'il ne tenait pas très bien quoiqu'il niât, parvenait à juger glissant. Jugeant visiblement en avoir assez dit sur les épreuves que traversaient ses proches, Alexandre lui parlait désormais de son travail à l'ambassade de Vichy et faisait quelques remarques déplaisantes à propos de l'ambassadeur lui-même, un homme bien sous tout rapport, du moins aux yeux du niveau régime, un ancien collègue de la Chambre, Eugène de Mazan.
- Je suis certain qu'il a énormément de dossiers compliqués, et qu'étrangement, quand il y a du prestige ou des bons points à gagner, tout devient assez simple pour qu'il puisse s'en occuper lui-même, lança Reigner, visiblement moqueur tandis qu’Édouard sirotait un nouveau verre bien qu'il n'eut pas vraiment compris comment celui-ci s'était rempli, et ça veut se faire appeler Maître... Je te plains, c'est encore plus ingrat que de travailler pour Carron !
Édouard eut un vague sourire devant la visible rancune que son ami portait encore et toujours à son ennemi personnel depuis leur passage au lycée et qu'il avait lui-même plutôt oublié à la faveur des années jusqu'à le trouver occupé à trôner dans son hôtel du Châtelet. En soit, Alex n'avait pas tort, Eugène n'était pas particulièrement prêt à partager les honneurs mais finalement, cette situation convenait à son conseiller qui n'avait pas plus envie que cela d'être sur le devant de la scène et qui avait néanmoins la possibilité de mettre son nez là où il le souhaitait, faculté fort utile pour sa seconde activité quotidienne qui était de récolter des informations pour Londres. Même s'il aurait aimé avoir le temps de fouiner ces derniers temps plutôt que de chercher à gérer l'ingérable, à savoir des manifestations dans les rues parisiennes, prêtes à chaque instant à tourner mal. Pour les éviter de toute façon, la seule mesure qui aurait été efficace aurait été de faire partir les Allemands mais étrangement, ce n'était pas dans les projets immédiats.
- Plus ingrat que de travailler pour Carron ? Se contenta-t-il de répliquer avec un petit rire, permets-moi d'en douter, sans vouloir diminuer les mérites de Mazan, ton beau-père me semble être encore au niveau au-dessus de Mazan dans l'échelle des pourris.
Et il en connaissait un certain nombre, faillit-il ajouter mais il se sentait déjà assez mal comme cela, il était inutile d'en rajouter pour s'enfoncer lui-même. Il choisit d'ailleurs de changer de sujet pour proposer son aide à son ami en ce qui concernait Louise et Philippe. Pour une fois, il était sincère et prêt à réellement faire marcher ses quelques réseaux pour tenter d'apporter un peu de soulagement à Alex. N'était-ce pas ce qu'ils avaient toujours fait l'un pour l'autre ? Et contre le soutien moral qu'Alex lui apportait en lui ayant donné ce rendez-vous au Caribou, le plaisir de ces retrouvailles après tant de mois passés seul et le bonheur de savoir qu'on avait toujours quelqu'un sur qui compter, pensée qui aurait pu lui faire briller un peu trop les yeux s'il avait bu davantage, il pouvait bien faire cela pour lui. Alex n'était pas un sentimental et il avait sa fierté mais Édouard le connaissait assez bien pour savoir que ses enfants tout comme son épouse lui manquaient terriblement et que son frère l'inquiétait. Il n'était pas sûr d'arriver à des résultats d'autant qu'il avait l'habitude des types comme Carron, il avait l'exemple de son beau-père sous le nez un peu trop souvent, ceux-ci ne laissaient rien au hasard. Mais se sentir impuissant face au désespoir de son meilleur ami le blessait bien plus qu'il ne l'aurait voulu. Ce dernier détourna le regard et mit un certain temps avant de répondre par la négative :
- Je ne pense pas que ton beau-père ait quoi que ce soit à voir avec ça. Quoi qu'il en soit, j'ai déjà tout essayé mais Carron a bien préparé son coup : Louise est introuvable. Quant à Philippe, on ne le fera pas sortir de prison. Il vaut mieux que tu ne t'en mêles pas. Enfin.. Merci.

Édouard, le sourire brusquement figé, se contenta de hocher la tête pour toute réponse, conscient de la justesse des arguments de son ami, il risquait bien d'empirer les choses à vouloir s'y intéresser de trop près. Mais malgré toute sa raison (un peu vacillante, la faute à un énième verre qu'on lui servait), il ne put s'empêcher de se sentir giflé avec une violence telle qu'il en pâlit. Il était acceptable de paraître pour un traître devant ceux qu'il ne connaissait pas, il n'avait que faire de l'opinion de Madeleine ou de Claussat mais savoir qu'Alex ne lui faisait pas confiance et rejetait sa proposition avec autant de méfiance, devant arracher un remerciement de sa bouche, c'était pire que tout, même si de fait, il n'avait pas été présent pour lui au moment où ces événements s'étaient produits. Ce fut à cet instant qu'il voulut lui crier qu'il n'approuvait aucune des mesures de Vichy, qu'il avait compris depuis bien longtemps que les résistants n'étaient pas de vulgaires terroristes et qu'il avait envie de vomir à chaque fois qu'il passait devant la Chambre des députés recouverte de son drapeau nazi. Mais au lieu de cela, au prix d'un suprême effort, il releva la tête et tenta de plaider sa cause, perdant à moitié pied, sans savoir la réaction qu'il allait causer et qui allait davantage l'enfoncer.

Comment Édouard avait-il seulement pensé pouvoir prononcer tout son petit discours collabo sous les yeux de son meilleur ami lequel le scrutait, la mine sombre, après lui avoir avoué à quel point sa situation était sordide ? Avec n'importe quelle autre personne, ces paroles auraient sans doute réussi à passer et à être crues car elles l'aidaient à se forger ce masque qui lui donnait le droit d'évoluer au sein de l'ambassade de Vichy. Ce n'était pas que des mots, d'ailleurs, c'était aussi des actes qu'il allait sans nul doute regretter toute son existence s'ils ne finissaient pas par le rattraper mais qui lui avaient tous semblé nécessaires au moment où il les avait accomplis. Pourquoi avait-il éprouvé le besoin de chercher encore à se justifier avec les mêmes termes, les mêmes réflexions nauséabondes qui formaient la propagande officielle du régime de Pétain et qu'il considérait comme un flot ininterrompu de stupidités et de contre-vérités voués à enfoncer les populations dans l'erreur pour éviter qu'elles ne relèvent la tête ? Mais ce n'était pas n'importe qui qu'il avait en face de lui, c'était Alexandre Reigner, cet ami qui avait tenté de l'assommer avec un Gaffiot, avec lequel il avait réussi à pénétrer dans le lycée Fénelon en plein cœur de la nuit pour retrouver des filles et à créer une radio pirate au cœur d'Henri-IV. Reigner avait beau ne pas avoir revu Édouard depuis des mois, c'était celui qui le connaissait le mieux parce qu'ils avaient toujours continué à se retrouver au fil des années, autour de ces verres du Caribou pour se raconter leurs malheurs, même après qu'ils aient été dans des camps opposés à la Chambre. Alex savait bien à quel point Édouard était fier de son grand-père, actif dreyfusard et pourfendeur de la religion lors de la loi de séparation avec l’État. Il savait l'attachement de son ami pour le parti radical qui avait toujours été le sien malgré les errements de la politique des années trente et à quel point sa disparition avait dû l'affecter. Il savait que ce petit discours n'était pas naturel, qu'il avait été récité, fruit d'un apprentissage laborieux, fait de menaces de la part de son beau-père qui avait possédé les preuves de son attachement à la franc-maçonnerie. Et devant le visage de l'avocat proprement médusé, Cabanel comprit en un éclair qu'il allait amèrement le regretter. Pourquoi ne s'était-il pas contenté de se faire passer pour un opportuniste, l'opportuniste qu'il avait été au début de la guerre, ravi de pouvoir échapper aux procès et à la déchéance en votant les pleins pouvoirs et en obéissant comme un gentil toutou à son beau-père ? Sûr qu'Alex, qui avait depuis longtemps réalisé que le courage n'était pas une des qualités de son ami, aurait pu comprendre cette attitude-là.
- Assez !
Édouard fut coupé en plein milieu de sa phrase et ne chercha même pas à argumenter davantage, se sentant se ratatiner devant la voix de stentor de son ami et le poing qui avait tapé sur la table. Il en fallait généralement plus pour l'arrêter – même si c'était surtout pour parler d’Égypte qu'il était intarissable et qu'il se faisait stopper par Alex – mais cette fois-ci, il eut clairement l'impression de se retrouver face à l'avocat Reigner, celui qui terrifiait bien des prétoires, au beau milieu d'un procès et qu'il avait été surpris en plein flagrant délit de mensonge. Accessoirement, il s'agissait de son propre procès et même si Alex était à la fois avocat et juge, il n'avait visiblement pas l'intention de s'interrompre dans sa volonté de le pourfendre. Les deux amis en avaient presque oublié qu'ils faisaient face à un public de témoins mais ces derniers, après avoir haussé les épaules, se détournèrent pour reprendre leurs propres conversations derrière un rideau de fumée qui dissimulait leurs visages.

- Bon sang, Eddy, tu t’entends parler ? Demanda Alex, la voix vibrante de colère, on dirait le parfait petit vichyste, Aurèle ne ferait pas mieux, et j’entends assez ces stupidités quand il est là pour que tu t’y mettes aussi. C’est du gouvernement de nos deux fumi... de nos beaux-pères que tu parles, des types qui ont fait enfermer Philippe, je te rappelle.
Si Reigner avait voulu blesser et faire mouche, il n'aurait pas pu faire mieux. C'était très exactement les mots qui frappèrent Édouard en plein visage tant et si bien qu'il se sentit rougir de honte mais cette réaction fut masquée par la chaleur qui régnait dans la salle du Caribou. Si se faire comparer à Aurèle, le fasciste qu’Édouard détestait d'autant plus que c'était lui qui avait épousé Julie, la sœur d'Alex, était déjà assez dur en soit, la suite lui donna immédiatement la nausée. Comment avait-il pu défendre Vichy alors que Philippe était quelque part dans une geôle parce qu'il avait osé protester ? Il était évident qu'Alex n'allait pas laisser passer ça et il semblait prendre un malin plaisir à remuer le couteau de la plaie jusqu'à ce que son ami baisse les yeux, incapable de le regarder plus longtemps.
- Tu ne me feras pas croire que tu es d’accord avec tous ces imbéciles, pas à moi, Eddy. Garde ça pour les autres, parce que si c’est pour t’entendre déblatérer les mêmes conneries qu’à Riom, j’aime autant partir tout de suite. Tu n’as même pas l’air convaincant ! Et laisse-moi te dire que tant que tu essaieras de renier tes radicaux, tu n’y arriveras pas.
Les yeux de Cabanel étaient tombés sur son verre encore (mystérieusement) rempli d'un liquide ambré qui tournoyait lentement, luisant sous l'effet des dizaines de lumières artificielles, et un instant, il songea qu'il aurait aimé pouvoir se noyer dedans pour éviter d'avoir à attendre d'autres reproches. Il n'y avait pas à dire, Reigner était doué et la seule réaction que son interlocuteur put avoir, ce fut de jeter une moue à la mention de Riom. Il y avait croisé Alexandre dans la foule mais il se souvenait parfaitement avoir choisi de l'éviter pour ne pas avoir à lui parler. Tout comme il se souvenait de cette journée dans les moindres détails jusqu'à la lueur de déception dans les regards de Blum et Daladier, aussi nettement que les mots qu'il avait prononcés à ce procès étaient flous alors que c'était ces mots-mêmes qui avaient conduit à les condamner et à faire de lui, Édouard Cabanel, le nouveau pourri en faveur à Vichy. Un instant, sa gorge se serra et il crut qu'il n'allait pas pouvoir s'empêcher de laisser des larmes couler mais il fut incapable de se donner une contenance même si Néfertiti continuait à réclamer des caresses. Paralysé, il ne pouvait pas se pencher vers elle et demeura ainsi, yeux baissés, à attendre que la tempête ne passe, comme il l'avait toujours fait tout au long de sa vie.
- Franchement, Édouard, tu penses que je vais avaler que tu t’es laissé convaincre par Pétain et sa clique ? continuait Alexandre dont la colère se calmait petit à petit, de nous deux, je croyais que c’était toi qui avais des convictions... Mais tu vas prendre ce verre et arrêter de raconter n'importe quoi s'il te plaît.
Ce faisant, il remplit de nouveau à ras bord le verre de son interlocuteur qui fit un geste pour le saisir, se sentant plus mal qu'il ne l'avait jamais été car Alex l'avait mis devant tous ses mensonges et ses responsabilités avec violence, sans chercher à l'épargner. Il n'était toujours pas persuadé d'avoir beaucoup de convictions mais il savait en revanche ce qu'il ne voulait pas pour son pays et ce n'était certainement pas cette « Révolution nationale », ce programme conçu par des utopistes qui se voilaient la face et qui croyaient qu'on pouvait faire revenir la France aux vraies valeurs d'antan alors qu'elle était rendue exsangue par des troupes d'occupation et que cela passait par une épuration.

Quand il releva enfin la tête vers Alexandre, Édouard se sentit empli d'une résolution toute nouvelle, peut-être aidé par l'alcool qui, chemin faisant, lui ôtait son habituelle prudence et soulevait sans pitié la carapace qu'il s'était forgé. A quoi bon maintenir cette carapace face au regard perçant d'Alex de toute façon ? Celui-ci venait de lui prouver qu'il avait la même opinion que lui et pour la première fois depuis bien longtemps, le conseiller ressentit le besoin pressant de se confier pour se laver en quelque sorte de toutes les taches dont il s'était rendu coupable. Il ne voulait plus voir cet Eddy collabo et lâche qui brillait dans les prunelles sombres de son ami mais celui qu'il se devait d'être désormais depuis son retour de Londres. Cette conversation n'avait pas à se terminer sur un malentendu, il ne l'aurait pas supporté et il trouvait qu'il devait la vérité à celui qui avait été – qui était toujours l'espérait-il – son plus vieux et son meilleur ami, surtout après que celui-ci ait fait l'effort de lui envoyer un télégramme qui avait illuminé sa journée. Pour se donner du courage, il avala plusieurs gorgées du breuvage qu'on lui avait servis et qu'il était bien incapable de reconnaître et après avoir jeté un coup d’œil alentours, afin de vérifier que personne ne les écoutait ou ne prêtait attention à eux, il se pencha légèrement vers Alex, le fixant droit dans les yeux :
- Tu as raison, Alex... J'ai cru que c'était possible de travailler pour eux au début, après tout, nous l'avons fait pendant bien des années mais je n'ai pas pu... Je n'ai pas pu, répéta-t-il d'un ton écœuré, j'ai refusé d'aller sur le Massilia, j'ai voté les pleins pouvoirs à Pétain tout simplement parce que mon beau-père me l'a demandé, je suis allé témoigner à Riom... Il marqua une pause à cet instant et sa voix prit des accents désespérés, je suis allé jusqu'à Londres pour trouver un arrangement avec les Anglais sur la demande de « Vichy ». Tu sais ce qu'est un pourri, Alex, pour les voir passer dans ton cabinet mais franchement, tu ne peux imaginer à quel point l'ambiance sur place est détestable, c'est le gouvernement de nos beaux-pères, tu as raison.

Il marqua une pause pendant laquelle un serveur passa près de leur table, évitant de justesse Néfertit qui s'était relevée, toute heureuse, pour l'accueillir. Lorsqu'elle constata que ce n'était pas pour elle, la chienne se coucha à nouveau aux pieds de son maître, en émettant un soupir qui résumait assez bien la pensée d'Eddy en cet instant. Mais après l'abattement, comme revigoré par toutes les gifles qu'il avait reçues, il se redressa, l’œil brillant, la voix plus assurée et cherchant à lire ses réactions sur le visage d'Alex, il poursuivit :
- Je suis allé à Londres, Alex... C'est fou le nombre de ceux qui continuent à se battre dans l'ombre pour chasser les Nazis et rendre sa liberté à la France. Eux aussi ont pensé que j'avais quelques convictions, comme quoi, si toi aussi tu le dis, c'est que ça doit être vrai, conclut-il dans un petit rire, j'ai rencontre le Général. Ils l'appellent comme ça, tu sais, le « Général », et il avait besoin de mes services pour lutter et pour lui apporter des informations. Je ne suis pas l'un de ces pourris, je n'ai pas pu l'être, il faut croire que j'ai une conscience, finalement ! J'essaie d'être utile comme je peux, je rentre en contact avec des réseaux de résistance, je transmets des renseignements sur les déplacements de troupes ce genre de chose...
Il aurait sans doute du s'arrêter là mais il était lancé et il n'arrivait pas à arrêter son flot de paroles sans même se rendre compte qu'Alex blêmissait. Son discours était malhabile mais il n'hésitait pas et se laisser porter, faisant fi de son ivresse ou de toute prudence. Il n'avait pas l'habitude de parler de son engagement, c'était sans doute la principale raison pour laquelle il était si peu assuré.
- De grandes choses se préparent, Alex et j'aurais peut-être pu y contribuer à mon humble niveau, c'est tout ce que je peux faire, je ne suis pas de ces héros, moi, nous n'avons pas la même étoffe. D'ailleurs, sais-tu qui j'ai revu à Londres ? Agnan Ducort, oui, Lépide lui-même ! C'est lui qui m'a accueilli à Covent Garden.
A ce souvenir, un véritable sourire illumina ses traits puis après deux nouvelles gorgées, il s'intéressa de nouveau à son interlocuteur qu'il trouva bien pâle et qu'il tenta de rassurer d'un ton léger :
- Oh ne t'en fais pas pour moi ou pour le possible danger, je n'ai raconté tout cela à personne, tu es le premier et je prends toutes les précautions, tu imagines bien, surtout qu'on cherche un traître à l'ambassade depuis quelques temps. Je suis désolé de t'avoir dit tout ça sur Vichy tout à l'heure, je n'en pensais pas un mot et je veux sincèrement t'aider pour Louise et Philippe mais le discours officiel... Je ne voulais pas tout t'avouer... Pas au premier rendez-vous, c'est la règle pourtant !
Bon d'accord, il y avait mieux comme plaisanterie mais Édouard faisait ce qu'il pouvait à ce stade-là, surtout qu'Alex, curieusement peu bavard, ne l'aidait pas beaucoup. Redevant soudain plus sérieux, le jeune homme se pencha à nouveau vers son ami et lui assura plus fermement :
- Ce n'est évidemment pas la seule raison, je ne veux pas te mêler à tout ça, Alex, reste loin de mes affaires car je m'en voudrais toute ma vie si cela finissait par se retourner contre toi, je sais de quoi ce régime est capable. D'autant qu'avec un beau-père comme le mien, je suis presque obligé d'être paranoïaque. Mais je ne voulais pas que tu me croies aussi pourri que Mazan ou Claussat. Pas toi, Alex.
Il se sentait désormais soulagé d'avoir tout pu avouer et s'adossa à sa chaise, savourant enfin la parfaite honnêteté. A leurs côtés, les occupants des autres tables étaient loin de se douter de ce qui venait de se passer sous leurs yeux mais loin de leurs oreilles. Édouard, lui-même, n'imaginait pas un seul instant qu'il venait de nouer le drame.
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Alexandre Reigner
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MessageSujet: Re: « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »   « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois » Icon_minitime1Lun 5 Aoû - 19:46

Alexandre n’était pas de ces utopistes et autres naïfs qui voyaient le bon en chacun. Il ne l’avait jamais été – il faut dire qu’il avait eu l’occasion de rencontrer Brutus, ou ce mécréant de Mazan bien assez tôt pour ne pas en avoir le temps – et son opinion sur l’humanité en générale ne s’était certainement pas améliorée depuis qu’il avait commencé à faire carrière. Des hommes pourris jusqu’à la moelle, proprement irrécupérables, il en avait vu défiler, il en avait côtoyés, ces mêmes hommes auxquels on s’échinait parfois à chercher des excuses, au comportement desquels on voulait absolument trouver quelques raisons profondes pour les disculper mais qui, lorsqu’il se trouvait face à celui sur lequel il devait compter pour les défendre et sauver leur peau, s’avérait bien souvent n’être que ce qu’ils semblaient être : des pourris. La guerre, l’occupation, la fin des grands scandales qui avaient rythmé le quotidien d’avocat véreux et fier de l’être de maître Reigner n’avait pas fait disparaître ces individus, loin de là, on les trouvait simplement en d’autres lieux : dans les petits papier du gouvernement (où Biauley figurait en bonne place), aux postes les plus importants de Vichy, à l’ambassade (dans le cas de ce cher Mazan), en des endroits où il n’était somme toute pas étonnant de les croiser en bons escrocs capables de voir où le vent tournait qu’ils étaient, mais malgré sa position, s’il y en avait un qu’Alex n’aurait jamais mis dans le même panier que tout ce beau monde, c’était bien Edouard. Ils s’étaient déjà assez éloignés lorsque l’armistice avait été signée pour que l’avocat ne sache pas exactement ce qui avait poussé son ami à voter les pleins pouvoirs à Pétain et à travailler avec un gouvernement qui, depuis ses débuts, ne semblait être qu’une vaste mascarade (sinon qu’en plus du fait que les hommes politiques n’avaient guère eu le choix, il soupçonnait un Claussat soucieux de se ménager une place de ne pas être étranger à cette histoire) mais une chose était certaine, le conseiller n’avait pas suivi Vichy par conviction. Après tous les débats qu’ils avaient eu au lycée, à la Chambre, au Caribou (on ne doutait pas de la qualité de ces derniers), et plus simplement, après tout ce temps qu’ils avaient passé ensemble depuis Henri-IV, Alexandre connaissait assez Edouard pour être convaincu qu’il ne pouvait travailler de bon cœur avec Pétain et ses sbires, qu’il ne pouvait adhérer aux thèses de Vichy qui prônait le retour à une France d’antan qui avait disparu depuis bien longtemps mais semblait s’être figée comme telle dans l’esprit de quelques vieux héros de guerre ou autres utopistes rêvant de pureté nationale. Un député dont la voix s’était élevée avec celle de Reigner afin de défendre à eux seuls la possibilité d’internats mixtes ne pouvait rien voir de bon dans ce ramassis d’idioties qui ne constituaient pas même un programme politique digne de ce nom à moins d’avoir bien changé, mais malgré les années, les scrupules qui le torturaient et que cette certitude ne faisait que rendre plus difficiles à supporter encore, Alexandre était convaincu que le Eddy qu’il avait face à lui n’était guère différent de celui à qui il envoyait des télégrammes sous forme de « SOS » depuis son exil bordelais. Pour toutes ces raisons, et parce qu’il fallait bien que certaines choses continuent à tourner rond malgré les égarements dont le monde entier semblait être victime ces derniers temps, Reigner ne pouvait ni ne voulait croire un seul instant au petit discours bien lisse et bien préparé de Cabanel.

En tapant du poing sur la table pour l’empêcher d’aller plus loin, c’est toute la colère qu’il avait accumulé et retenu depuis la veille qu’Alex laissait enfin éclater, cédant à une impulsion à laquelle il avait dû résister bien des fois depuis le début de la soirée. Qu’Edouard n’ait pas eu d’autre choix que de rallier Vichy à l’heure où les nouveaux meneurs faisaient du tri dans les troupes, qu’il se soit vaguement résigné à accepter la situation comme la plupart l’avaient fait, il voulait bien l’entendre, après tout, ce qu’il avait lui-même fait en refusant de reprendre tout contact officiel avec les milieux politiques afin de continuer tranquillement à faire l’autruche dans son coin ne valait guère mieux. Mais l’écouter déblatérer un discours vide de sens en essayant de se donner un air convaincu alors qu’ils savaient pertinemment tous les deux dans quels affres de stupidité et parfois même d’ignominie étaient tombés les hommes de Vichy, c’est plus que l’avocat ne pouvait en supporter. Lui qui n’avait pas pu regarder une seul fois son ami en face depuis le début de la soirée à cause de la culpabilité qui le rongeait sembla enfin se réveiller, oublier un instant ce que l’on attendait de lui, les raisons pour lesquelles il avait repris contact avec lui pour se rappeler brusquement qui il était, quel ami il avait face à lui, un ami avec lequel il ne pouvait y avoir de tels faux-semblants. L’alcool aidant, il asséna toute sa perplexité et ses reproches avec la force qu’il savait employer dans les prétoires, non pas pour enfoncer Eddy mais pour lui rappeler que face à lui il n’avait pas besoin de s’en tenir aux discours officiels, encore moins lorsque ceux-ci faisaient l’apologie d’un gouvernement qui sombrait, et accessoirement, le condamnait à planter un poignard dans le dos de son meilleur ami afin d’éloigner de chacun des membres de sa famille les ombres menaçantes qui planaient sur eux. L’ironie de la situation avait quelque chose de mordant, mais emporté par son élan, Reigner choisit de l’ignorer ; à sa décharge, il n’avait pas pour habitude de taire ce qu’il pensait et il ne pouvait imaginer l’ampleur de l’aveu qu’il allait provoquer. En envoyant au visage d’Eddy ses quatre vérités, en le mettant face aux mots qu’il prétendait penser, Alex venait, même involontairement, de nouer avec adresse le piège qu’on l’obligeait à tendre quand il n’attendait, lui, que quelques paroles lui prouvant que certains, en ces temps troublés, restaient fidèles à eux-mêmes et qu’il n’avait pas totalement perdu son meilleur ami.

Edouard n’en menait pas large lorsque l’avocat acheva son petit laïus en le resservant largement, sans oublier son propre verre au passage qu’il remplit également et dont il se saisit aussitôt, plus pour se donner du courage pour la suite que parce qu’il estimait l’avoir mérité. Il vit bien que son ami avait baissé les yeux et semblait peu à l’aise, mais Alexandre avait si bien réussi à se persuader qu’ils ne pouvaient que partager la même opinion sur Vichy qu’il était désormais certain que le conseiller finirait par admettre qu’il avait raison et oublier les stupidités qu’il avait commencé à prononcer, s’offrant ainsi un court instant de répit qu’il sentait toutefois confusément, aussi clairement que le verre qu’il avait à la main le lui permettait, qu’il ne tarderait pas à regretter. En un éclair, alors qu’il s’appuyait contre le dossier de sa chaise, les menaces et les exigences de Carron et Claussat le rattrapèrent, et perdant du peu de superbe qu’il avait retrouvé, il se maudit intérieurement du discours qui venait de lui échapper, qui lui sembla soudain sonner d’autant plus faux qu’Edouard sembla enfin se réveiller, levant vers lui un regard décidé.  
« Tu as raison, Alex... finit-il par lâcher en se penchant vers l’avocat, comme s’il voulait veiller à ce que personne ne puisse surprendre leur conversation, précaution que ce dernier n’avait absolument pas songé à prendre et qui aurait sans doute dû l’alarmer sur la suite. J'ai cru que c'était possible de travailler pour eux au début, après tout, nous l'avons fait pendant bien des années mais je n'ai pas pu... Je n'ai pas pu, j'ai refusé d'aller sur le Massilia, j'ai voté les pleins pouvoirs à Pétain tout simplement parce que mon beau-père me l'a demandé, je suis allé témoigner à Riom... Je suis allé jusqu'à Londres pour trouver un arrangement avec les Anglais sur la demande de « Vichy ». Tu sais ce qu'est un pourri, Alex, pour les voir passer dans ton cabinet mais franchement, tu ne peux imaginer à quel point l'ambiance sur place est détestable, c'est le gouvernement de nos beaux-pères, tu as raison. »
Par réflexe, Alexandre s’était rapproché à son tour, s’accoudant sur la table. Il n’était pas mécontent d’entendre Eddy lui donner raison, pendant quelques infimes secondes, il laissa même échapper un rictus satisfait, rassuré au fond de savoir qu’il ne s’était pas trompé malgré l’effort que ces quelques mots semblaient avoir coûté à son ami. Mais cet instant là ne fut que de courte durée, le temps pour le serveur dont le visage n’apparaissait déjà plus aussi nettement qu’au début de la soirée à un Alex qui ne comptait plus le nombre de verres terminés de passer déposer une nouvelle commande, et de s’en retourner vers le bar, permettant ainsi au conseiller de reprendre la parole.
« Je suis allé à Londres, Alex... C'est fou le nombre de ceux qui continuent à se battre dans l'ombre pour chasser les Nazis et rendre sa liberté à la France. Eux aussi ont pensé que j'avais quelques convictions, comme quoi, si toi aussi tu le dis, c'est que ça doit être vrai. J'ai rencontre le Général. Ils l'appellent comme ça, tu sais, le « Général », et il avait besoin de mes services pour lutter et pour lui apporter des informations. Je ne suis pas l'un de ces pourris, je n'ai pas pu l'être, il faut croire que j'ai une conscience, finalement ! J'essaie d'être utile comme je peux, je rentre en contact avec des réseaux de résistance, je transmets des renseignements sur les déplacements de troupes ce genre de chose... »
Alexandre resta un instant abasourdi, la main crispée autour de son verre et pâle comme un linge. Dès les premiers mots, à la mention de Londres, il s’était tendu et n’avait cessé de blêmir alors qu’Edouard lui confiait en quelques secondes à peine tout ce qu’il aurait dû garder pour lui, tout ce pourquoi leurs deux beaux-pères l’avait convoqué la veille, tout ce dont il avait besoin pour sauver – du moins, si Carron et Claussat tenaient parole – Louis, Philippe et Julie. Juste de quoi donner la nausée à l’avocat, tandis que difficilement mais sûrement, sincère, Eddy poursuivait.
« De grandes choses se préparent, Alex et j'aurais peut-être pu y contribuer à mon humble niveau, c'est tout ce que je peux faire, je ne suis pas de ces héros, moi, nous n'avons pas la même étoffe.
- Eddy… commença l’avocat toujours plus blême. »
Il songea à lui hurler de se taire, de ne pas enfoncer plus loin le couteau dans une plaie de plus en plus béante, mais emporté dans un élan qui semblait presque le soulager, Edouard ne l’entendit pas, le contraignant à porter son verre à ses lèvres pour se donner un semblant de contenance.
« D'ailleurs, sais-tu qui j'ai revu à Londres ? Agnan Ducort, oui, Lépide lui-même ! C'est lui qui m'a accueilli à Covent Garden.
- Ducort ?! s’étouffa brusquement Alex, qui ne sut s’il s’étranglait parce qu’il était totalement incongru de savoir le vieux camarade de lycée impliqué dans la France Libre ou parce qu’en plus de se vendre, Edouard lui donnait des noms. »

Il aurait sans doute pu ajouter quelque chose, mais le sourire que lui adressa Edouard lui cloua le bec et de nouveau, il sentit la nausée l’assaillir. Il devait avoir sacrément pâli, car le conseiller s’interrompit un court instant pour le dévisager. Mais si par la suite il adopta un ton plus léger, ses paroles ne firent qu’enfoncer un peu plus Alex.  
« Oh ne t'en fais pas pour moi ou pour le possible danger, je n'ai raconté tout cela à personne, tu es le premier et je prends toutes les précautions, tu imagines bien, surtout qu'on cherche un traître à l'ambassade depuis quelques temps, assura le conseiller dans ce qui ressemblait à une tentative pour rassurer son ami, lequel ami ne put soutenir plus longtemps son regard et avala d’une traite le contenu du verre autour duquel sa main s’était crispée à en faire blanchir la jointure de ses doigts. Je suis désolé de t'avoir dit tout ça sur Vichy tout à l'heure, je n'en pensais pas un mot et je veux sincèrement t'aider pour Louise et Philippe mais le discours officiel... Je ne voulais pas tout t'avouer... Pas au premier rendez-vous, c'est la règle pourtant ! »
Le rire qu’il aurait voulu feindre resta coincé dans la gorge d’Alex, de même que sa voix alors qu’il ne souhaitait qu’une seule chose : faire taire Edouard.
« Ce n'est évidemment pas la seule raison, continuait cependant ce dernier, impitoyablement, je ne veux pas te mêler à tout ça, Alex, reste loin de mes affaires car je m'en voudrais toute ma vie si cela finissait par se retourner contre toi, je sais de quoi ce régime est capable. D'autant qu'avec un beau-père comme le mien, je suis presque obligé d'être paranoïaque. Mais je ne voulais pas que tu me croies aussi pourri que Mazan ou Claussat. Pas toi, Alex. »
Reigner n’eut à cet instant que la force de faire un signe au patron afin qu’il leur apporte deux nouveaux verres, et avec ça, deux fois la dose de rhum qu’il s’y trouvait auparavant. Blême, il sentit que ses mains n’étaient pas loin de trembler et dut renoncer à lever les yeux sur Cabanel qu’il lui sembla qu’il ne pourrait plus jamais regarder en face. Il aurait voulu mettre fin à son calvaire, passer aux aveux à son tour, mais les menaces de Claussat et Carron tournaient encore et toujours dans sa tête, et une fois de plus il fut incapable de prononcer ne serait-ce qu’un mot. Edouard voulait l’aider ? Il venait de lui fournier absolument tous les renseignements que cherchaient leurs beaux-pères, et ce avec la sincérité de quelqu’un qui sait – ou croit savoir –  qu’il peut avoir confiance en son interlocuteur, une confiance qui ne faisait que rendre plus insupportable la situation d’Alexandre. Ce dernier était homme à savoir exactement ce qu’il valait, et ce soir, il n’était qu’un traître et un lâche, et cette pensée le frappa violemment. Résistant avec effort au besoin de se lever, pour fuir ou envoyer valser ce qui se trouvait à sa porter, l’avocat inspira longuement et malgré sa conscience torturée, finit par redresser la tête pour faire face au regard de son meilleur ami.  

« Je ne sais pas quoi dire, articula-t-il enfin difficilement. C’était là un aveu bien inhabituel de la part d’un orateur tel que maître Reigner, et conscient que son attitude pouvait passer pour étrange aux yeux d’Eddy, Alex tenta de se reprendre. Sinon que je ne suis pas certain que ce soit très prudent de me parler de ça… ici, ajouta-t-il en songeant avec une noire ironie que les oreilles qui pouvaient traîner au Caribou constituaient bien le moindre des dangers comparées à lui-même. »
Alexandre avait parfaitement conscience qu’il ne s’agissait pas là de la réaction qu’il aurait dû avoir. Vu ce qu’il pensait lui-même de Vichy, sans doute aurait-il dû féliciter son ami qui avait, quoi qu’il semblait en penser, un courage devant lequel beaucoup se dérobaient. Au fond, il n’était pas même entièrement surpris, car Edouard (malgré l’apparition furtive et impromptue de son nom sur quelques listes où il n’aurait pas dû se trouver) était assez intègre et attaché à ses convictions et celles de son parti pour se rendre compte de l’inanité des réformes du gouvernement de Pétain et réaliser que la France ne se redresserait pas avec des hommes tels que lui à sa tête. Mais ces considérations là se coinçaient dans la gorge de l’avocat, écrasées par le poids de ses scrupules qui ne lui permirent que d’esquisser un rictus qui, avec l’alcool et la fumée des cigarettes, pouvait peut-être passer pour un mince sourire amusé.
« Tu devrais te méfier, en plus, quelques bières et tu es déjà trop bavard sur le sujet, lança-t-il. »
Trop, bien trop bavard songea-t-il sans l’ajouter, tellement bavard que la suite des évènements ne dépendait plus que d’un Reigner qui n’était pas plus capable de passer aux aveux que de se résoudre à ne serait-ce qu’envisager trahir Cabanel et le dénoncer à Claussat, et l’ampleur de l’impasse dans laquelle il se trouvait frappa soudain Alex avec plus de force encore qu’auparavant. D’autant plus de force qu’il voulait de toutes ses forces penser réellement ses paroles lorsqu’il se résolut à reprendre la parole.
« Mais ne t’en fais pas : ce qui se dit au Caribou reste au Caribou, tu peux me faire confiance. »
Même s’il était sincère, même s’il était bien évident qu’il ferait tout pour ne pas avoir à pousser la traîtrise jusqu’au bout, Alex se dégoûta violemment et à l’instant où il prononça ces quelques mots, sentit l’écœurement le faire pâlir à nouveau. Poings serrés sous la table, il détourna de nouveau le regard et dans l’atmosphère désormais ouatée du bar dont les contours se troublaient à sa vue, devina avec soulagement la silhouette du patron qui s’approchait pour leur servir deux nouveaux verres généreusement remplis de rhum. Il lui semblait en effet que l’alcool était tout ce que sa gorge serrée pour laisser passer désormais.

Alex avala donc ce verre d’une traite, de la même façon qu’il avala les deux suivants, si bien qu’au bout du troisième, sa légendaire résistance à l’alcool n’était plus qu’un lointain souvenir tandis que l’état d’Eddy, quant à lui, était profondément désespéré. L’avocat se prit même à évoquer en riant (et avec toute la discrétion possible) la présence d’Agnan Ducort ailleurs que dans les bibliothèques où il l’avait toujours vu terminer sa vie. Puisqu’il s’agissait de retrouvailles, chacune des vieilles connaissances des deux amis en prirent pour leur grade dans la conversation (avec une mention toute spéciale pour Brutus qui, décidément, ne s’était pas arrangé et ferait un beau trophée pour son bretteur de collègue au Barreau), et Alexandre eut même droit à une tirade enflammée sur les mérites comparés d’Hatchepsout et Cléopâtre, ce qui lui avait manqué mais ne lui manqua pas plus longtemps que dix minutes.
« Non, mais sérieusement Eddy… vas te faire enterrer dans une pyramide, t’y seras au frais, loin de Mazan, et je n’entendrais enfin plus jamais parler d’Egypte ancienne ! soupira Reigner en levant au ciel avant d’éclater de rire. »
En l’espace de quelques verres un peu trop remplis, avalés un peu trop rapidement, ce dernier avait plus ou moins réussi à anesthésier sa conscience et ses scrupules, à oublier à quoi ils devaient cette rencontre et à chaque fois que tout le sordide de la situation menaçait de se rappeler à son bon souvenir, il noyait sa lucidité sous une nouvelle rasade d’alcool, entraînant avec lui un Edouard qui se retrouvait ainsi dans un état de plus en plus proche de ceux où, en son temps, il se mettait à pousser la chansonnette. La conversation se poursuivit ainsi, de moins en moins compréhensible pour qui tendait l’oreille et les écoutait, si bien que les deux vieux amis en étaient à regretter les batailles d’Actium des cours de latin quand le regard trop brillant d’Alex tomba sur une table non loin d’eux. Autour de celle-ci se trouvaient trois jeunes hommes, des adolescents qui n’auraient absolument pas attiré son attention s’ils n’arboraient pas la plus grosse horreur que l’ancien élève d’Henri-IV qu’il était pensait avoir jamais vue : des chemises aux couleurs du lycée Louis le Grand.
« Regarde-moi ça, lança-t-il en coupant allègrement son ami dans il ne savait plus quelle tirade, désignant d’un geste la table en question. Ils s’en vantent en plus, ces idiots ! Non mais quelle idée. »
Il y eut un instant de silence durant lequel les deux compères se regardèrent. Ils se comprirent d’ailleurs sans le moindre doute très bien, mais avant de céder à une impulsion malheureuse, Alexandre réalisa qu’il y avait bien longtemps qu’ils avaient quitté le lycée (à son plus grand dam car alors la situation était bien plus facile) et qu’ils ne pouvaient décemment aller casser la figure à leurs concurrents de la rue Louis le Grand passé trente ans.
« Si j’étais encore jeune… marmonna-t-il en replongeant dans son verre. »
Ce constat lui fit terminer une nouvelle dose bien chargée d’un alcool qu’il ne reconnut pas, alors qu’il jetait un nouveau regard perplexe vers les trois lycéens dont la table semblait valser – ce qui était la preuve qu’il avait déjà bien trop bu. Mais pour rien au monde (sauf pour éviter à Eddy de chanter, ce qui leur pendait au nez) Alex n’aurait cessé de boire ce soir-là. Le réveil serait bien trop difficile.
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Edouard Cabanel
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MessageSujet: Re: « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »   « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois » Icon_minitime1Ven 9 Aoû - 0:42

Édouard Cabanel était très loin de se douter du drame qu'il venait de nouer avec la meilleure volonté du monde et la plus parfaite innocence, persuadé de devoir la vérité à cet ami qu'il venait de retrouver après tant d'années et d'avoir donc accompli ce qu'il lui fallait faire. Et pourtant, pour la première fois depuis son voyage à Londres où on l'avait convaincu de trahir ce gouvernement inique dont il faisait partie pour avoir renié le peu de choses qui lui avaient tenu à cœur, les radicaux et sa conscience, il s'était dévoilé entièrement, allant jusqu'à expliquer ce qu'on attendait de lui à Covent Garden et à dévoiler des noms – pas n'importe lequel, celui de leur ancien camarade de classe que personne n'aurait, à l'époque, jamais imaginé dans un costume militaire. Il n'avait pas conscience du piège dans lequel il s'était glissé volontiers, comme une proie qui se donne au chasseur en indiquant même à quels endroits il valait mieux frapper pour tuer du premier coup, il l'avait même fait avec un soulagement que son interlocuteur devait trouver bien ironique et qu'en soit, il n'aurait jamais dû ressentir. Ce secret-là, cet engagement avec Londres, il l'avait gardé avec une quasi paranoïa, jusqu'à vérifier avec un soin tout particulier qu'il effaçait bien les traces derrière lui puisqu'il ne pouvait faire confiance à personne, ni même sa propre famille ou sa propre épouse qui ne manquait pas d'être suspicieuse cependant mais à laquelle il préférait laisser croire ses histoires de tromperie. Bien entendu, on l'avait mis au fait à Londres de ce qu'il risquait s'il se faisait prendre par les autorités, d'autant plus que plus le temps passait, plus il apprenait des noms, des visages et des lieux, autant d'informations qu'il pourrait être amené à laisser échapper. Mais Édouard n'avait pas eu besoin de ces mises en garde, du loin de sa place, il savait très bien comment terminaient ceux qu'on appelait les « ennemis de la patrie », il avait été là aux procès de Riom, il avait été là au moment de la création de la Milice et s'il n'avait pas vu de ses propres yeux ce qu'on infligeait à ces ennemis, il n'avait pas assez confiance en lui-même pour oser prétendre qu'il ne parlerait pas. C'était peut-être cela le pire dans ce que son imagination trop fertile lui laissait apercevoir, l'idée qu'il pourrait mettre en danger ceux qui se battaient avec beaucoup plus de courage que lui parce qu'il serait incapable de résister. Mais malgré toute sa prudence, ces barrières qu'il avait dressées et derrière lesquelles il se réfugiait, ce masque de parfait petit collabo qui était toujours plus dur à porter au fil de ces longs mois au cœur de l'ambassade, mois qui ressemblaient de plus en plus à un calvaire, il lui avait suffit de quelques heures pour baisser ses gardes face à Alexandre Reigner. Juste quelques heures et plusieurs verres de bières – Édouard n'avait pas la moindre idée du nom qu'on pouvait mettre sur l'alcool beaucoup plus fort qu'on lui servait depuis quelques minutes et préférait d'ailleurs l'ignorer. Il n'avait pu s'empêcher de tout raconter, à part peut-être qu'on lui avait mis une collaboratrice exaspérante dans les pattes, dans un flot de paroles qui aurait pu faire bondir n'importe quel Gestapiste. Il n'était pourtant pas de nature naïve ni prêt à se fier au premier venu dans l'espoir qu'il y avait du bon dans chaque homme, même s'il était loin d'être aussi cynique qu'Alex malgré son expérience en politique et l'exemple désormais quotidien de son cher beau-père qui ne rechignait en effet jamais à démontrer à quel point la noirceur de l'homme était sans fond. Mais s'il y avait une seule personne à laquelle il pouvait confier sa vie sans hésiter – enfin presque, il ne tenait pas plus que cela à devoir confier sa vie à quelqu'un avant un âge très avancé et à ce moment-là, il valait mieux ne pas accorder trop de crédit aux diagnostics d'un piètre médecin comme Reigner, c'était bien Alex, cet Alex qu'il était persuadé de mieux connaître que tout autre, presque mieux que lui-même à certains égards. Évidemment, ils ne s'étaient pas revus depuis longtemps mais l'esprit d’Édouard avait effacé ce détail, trop heureux de se retrouver dans ce bar de leur jeunesse comme si rien ne s'était jamais passé, comme si Alex n'était pas lui-même poursuivi par ses propres démons, finalement rasséréné par le petit laïus de l'avocat qui l'avait mis mal à l'aise au départ. Bon d'accord, outre la confiance sans faille qu'il croyait pouvoir vouer à son plus vieil ami, cette confession impromptue était également due au nombre sans fin de verres qu'il avait vidés.

Au fil et à mesure que Cabanel parlait, toujours penché sur la table car il pensait que le seul danger pouvait venir de l'extérieur, c'était bel et bien un sentiment de soulagement qui l'étreignait, un soulagement tel qu'il n'en avait pas ressenti depuis longtemps et qui fissura le masque du conseiller de plus de trente ans, beaucoup trop sérieux voire casse-pieds comme le dirait Alice Boulanger si quelqu'un s'avisait de lui demander son avis, ce qu’Édouard évitait soigneusement de faire, sur tous les sujets d'ailleurs. Un instant, il se crut redevenir le lycéen qui ne cachait rien à son meilleur ami avec lequel il partageait tout, sinon peut-être la façon dont il avait récupéré le plan de l'internat de Fénelon des mains de Julie. Ce secret si énorme qu'il avait gardé sur ses épaules, il avait enfin pu le partager avec quelqu'un, quelqu'un qui pouvait le comprendre et le soutenir, il n'était en effet pas question d'aborder ses états d'âme avec sa secrétaire. Au moins, dans les pupilles d'Alex, il verrait désormais briller autre chose que la déception qu'il avait semblé avoir éprouvé lorsque Édouard s'était fait l'apôtre de ceux qui avaient emprisonné son frère. Si l'on n'était plus honnête avec ceux qu'on appelait ses meilleurs amis, cette existence déjà bien sombre et vaine ne vaudrait plus vraiment la peine d'être vécue. Toutefois, lorsque le conseiller releva les yeux vers Reigner, il resta saisi par l'expression de son visage. Ce n'était pas un air de triomphe qui avait pris place sur les traits de l'avocat, ce triomphe auquel Édouard s'attendait et qu'il lui aurait accordé, pour une fois, puisqu'il venait de lui donner raison – ce qui était une première, à la réflexion, c'était plutôt Alex qui était dans son tort d'habitude, évidemment. Ce n'était même pas une expression soulagée ou satisfaite, l'avocat se contentait de blêmir, les doigts crispés sur le verre posé devant lui et qu'il portait à ses lèvres à intervalles réguliers, même si Édouard trouvait que, décidément, il semblait ne jamais se vider. Seule la mention d'Agnan parut lui arracher une réaction digne de ce nom car il faillit s'en étrangler ce qui arracha un rire à Édouard. Devant le silence qui suivait, cependant, il en conclut qu'Alex devait s'inquiéter. C'était saugrenu de sa part mais il prit à cœur de lui affirmer qu'il prenait toutes les précautions d'usage et que s'il lui disait tout cela, ce n'était pas pour le mêler à ces affaires, bien au contraire. Sa tirade terminée de manière assez véhémente, il se cala dans le fond de son siège pour examiner les traits de son ami et malgré son esprit de plus en plus embrumé, il se répéta avec force, en lui-même, qu'il ferait tout pour ne jamais mettre en danger Alex, il ne pourrait se le pardonner. De toute façon, il n'avait pas à lui en reparler aussi Alexandre n'en saurait pas davantage. On sous-estimait souvent la protection qu'accordait l'ignorance en ces temps de guerre. Et il souriait bêtement à son ami qui commandait deux nouveaux verres, persuadé de pouvoir le protéger envers et contre alors même qu'il venait de le placer dans une situation intenable, aveuglé par son amitié (et ses verres en trop) pour se rendre compte qu'il n'était là qu'en espion pour son beau-père. Assez aveugle pour ne pas remarquer à quel point Alexandre restait pâle ou que ses mains tremblaient légèrement.

Sans le vouloir, Édouard épiait les premières paroles qu'aurait son ami face à ces révélations fracassantes. Oh bien sûr, il ne voulait pas d'exclamations sur ce prétendu courage qu'il n'avait pas mais seulement une réaction digne d'Alex, une plaisanterie qui aurait désamorcé la gravité de l'instant et sur laquelle il aurait pu rebondir, d'autant plus facilement qu'il se sentait imbibé d'alcool. Au lieu de cela, Alexandre sembla hésiter longuement avant de relever la tête et de plonger son regard dans le sien. En d'autres circonstances, Édouard aurait peut-être pu se poser des questions mais il remarqua uniquement la difficulté avec laquelle Reigner prononçait ses mots :
- Je ne sais pas quoi te dire... Sinon, que je ne suis pas certain que ce soit très prudent de me parler de ça... Ici.
S'inquiétait-il donc autant pour son ami ? Cabanel ne put s'empêcher d'en être touché et la deuxième phrase effaça la perplexité qu'aurait pu causer la première. Il est vrai qu'il était étonnant pour un avocat aussi doué que Reigner que de ne plus savoir quoi dire, même dans sa jeunesse, on parvenait rarement à lui couper le sifflet – à moins de l'assommer avec un Gaffiot ou la vie détaillée d'Hatshepsout ou Cléopâtre. Un peu plus et les larmes menaçaient de monter aux yeux du jeune homme qui ne s'était pas imaginé à quel point son meilleur ami prendrait cela au sérieux. Pour se donner une contenance, il se pencha un instant sur Néfertiti qui s'était relevée, sentant probablement que son maître était plus prompt à lui donner des caresses maintenant qu'il était plus détendu – à moins qu'elle ne fit que sentir son état d'ébriété avancée, tout en examinant les alentours, et pour ce qu'il en voyait, nul danger ne se profilait à l'horizon.
- Tu ne sais pas quoi me dire ? Lança-t-il d'un ton léger en se redressant, un sourire mordant aux lèvres, allons, Alex, tu me déçois, où est le grand (il insista sur le mot pour le rendre encore plus grandiloquent) avocat qui avait toujours un argument pour nous contredire à la Chambre, hein ? Je saurais maintenant ce qu'il faut faire pour te rendre muet, cette soirée n'est pas totalement perdue ! Termina-t-il dans un éclat de rire.
Ce disant, il leva son verre encore et toujours rempli pour trinquer avec entrain avec celui d'Alexandre et même ce dernier semblait enfin se décrisper même si ses paroles sonnaient comme une mise en garde :
- Tu devrais te méfier, en plus, quelques bières et tu es déjà trop bavard sur le sujet !
- Je sais, répondit Édouard faussement contrit, mais tu es vil, tu sais toujours comment me faire parler. Si ça peut complètement te rassurer, j'évite de boire avec n'importe qui. Non c'est vrai, tout le monde n'est pas d'aussi bonne compagnie que toi et le jour où Mazan ou Biauley voudront m'offrir un verre... Les Allemands auront peut-être déjà quitté Paris, m'étonnerait qu'on puisse le voire ailleurs qu'au cimetière ou qu'en prison, du coup.
Plaisanterie de fort mauvais goût s'il en était mais pour sa défense, Édouard tenait beaucoup moins bien la boisson que son ami même si c'était tout à fait injuste.
- Mais ne t'en fais pas : ce qui se dit au Caribou reste au Caribou, tu peux me faire confiance.
Le conseiller redevint sérieux quelques secondes pour fixer Alexandre droit dans les yeux avec un sourire aussi spontané que sincère. Il aurait voulu s'indigner de voir qu'Alex pouvait supposer le contraire, rappeler toutes ces conversations qu'ils avaient eues au Caribou et qu'elles n'avaient jamais quitté, souvent pour la bonne raison que Cabanel ne s'en souvenait pas ou toutes ces retrouvailles après des débats enflammés sur le prix du lait pour les commenter, autant que ne leur permettaient leurs fou-rires. Mais il ne parvint pas à parler, la gorge brusquement serrée, empli d'une émotion nouvelle, entre gratitude et reconnaissance et se contenta de hocher la tête d'un air solennel, comme s'ils passaient un pacte, même s'il ignorait ce qu'il en coûtait réellement à Alexandre. En reprenant son verre, il se dit quand même que cette boisson le rendait bien sentimental et qu'il lui faudrait éviter d'en reprendre (et donc demander son nom). A moins que ce ne fût l'âge. Édouard songea que cette question était beaucoup trop complexe à résoudre un soir comme celui-là et préféra avaler cul sec son verre.

A partir de ce moment-là, Édouard ne conserva que des souvenirs très flous de la soirée. Il sentait son esprit vagabonder librement tandis que devant lui, Alex lui-même commençait à vaciller. Édouard se moqua allègrement de lui et de sa prétendue résistance à l'alcool, sans songer que si son ami flanchait, c'était surtout que le rythme des verres avait été bien trop soutenu. Mais si Alex était dans un tel état, le sien devait être bien désespéré et en effet, ils évoquèrent en riant toutes leurs anciennes connaissances qui durent avoir les oreilles qui sifflaient et pas forcément pour en dire du bien. Édouard eut les larmes aux yeux à décrire Lépide dans son uniforme – qu'il ne remplissait pas entièrement, il ne fallait pas exagérer –, Brutus dans une soirée mondaine à faire du lèche-bottes à l'occupant, de manière si appliquée que « sa langue traînait par terre » selon les propres dires du conseiller qui approuva sans réserver le projet de le pourfendre lors d'un duel, même s'il trouvait cela un peu primaire comme manière de tuer les gens et qui proposa d'en faire une momie. Évidemment, ce fut le mot qui le lança dans une discussion – ce que de l'extérieur, on pouvait qualifier de monologue – sur les reines égyptiennes et sur le drame de sa vie, à savoir l'absence de découverte du tombeau d'Hatshepsout. Au moment où il allait proposer de partir en expédition sur le champ, ou du moins après avoir ramené Néfertiti à la maison, on ne pouvait pas imposer des grosses chaleurs à ce pauvre chien, un Alexandre désabusé lança en éclatant de rire :
- Non mais sérieusement Eddy... Va te faire enterrer dans une pyramide, t'y seras au frais, loin de Mazan, et je n'entendrais enfin plus jamais parler d’Égypte ancienne !
- Oh mais ce n'est pas bête, répliqua Édouard d'un ton pensif, c'est quand même beaucoup plus sympa comme rites funéraires que l'enterrement chrétien, on devrait proposer ça en France... Enfin concrètement, du coup, on ne peut pas parler d'enterrement puisque...
Cabanel était redevenu le jeune homme insouciant qui n'avait pas vécu la guerre et qui ne dissimulait aucun secret. D'ailleurs, il avait complètement oublié qu'il venait de tout avouer à son ami, il aurait de toute façon été bien incapable de placer Londres sur une carte si on le lui avait demandé – ce qui aurait été bien saugrenu au beau milieu du Caribou de toute façon. Tout ce qu'il parvenait à faire, c'était à sortir des bêtises et à rire comme si c'était là ce qu'il avait entendu de plus drôle depuis l'année où les Louis-le-Grand avaient prétendu avoir gagné la compétition des sapins, ce qui était évidemment une grosse plaisanterie. Alex devant lui n'avait pas changé d'un iota depuis leurs années lycée et même l'exil bordelais ne l'avait pas trop fait souffrir, ce qu'il lui dit avec entrain d'ailleurs en prononçant « rita » pour « iota » ce qui le laissa perplexe quelques secondes.
- Regarde-moi ça, le coupa Alex en lui désignant une table au loin, il s'en vantent en plus, ces idiots ! Non mais quelle idée.
Édouard dut plisser les yeux pour savoir ce qui avait choqué son ami et poussa une exclamation indignée en distinguant quelques jeunes garçons vêtus de pulls à l'écusson et aux couleurs de Louis-le-Grand.
- Mais... Tu crois que c'est un pari ? Tenta le conseiller pour expliquer cet événement proprement incroyable.
Ils échangèrent un coup d’œil complice et voulurent se redresser pour aller cogner les lycéens en question comme au temps de leurs heures de gloires mais heureusement pour les gamins – ou plus probablement pour Eddy qui n'était plus capable de frapper qui que ce soit et qui aurait mal fini –, lorsqu'il se leva, le monde autour de lui tournait tellement qu'il jugea plus prudent de demeurer assis.
- Si j'étais jeune..., soupira Alexandre ce à quoi Édouard approuva en lui resservant un verre.
- Ils auraient moins fait les malins en notre temps, tiens, grommela le conseiller en sirotant la boisson, on se demande ce que fabrique Henri-IV en ce moment, c'est la déchéance, j'pense. Tiens, tu te rappelles de l'hymne du lycée ? Je crois que ça commençait par...

En moins de temps qu'il ne fallut pour le dire, ils se retrouvèrent dehors, dans l'air frais de la nuit qui était tombée depuis bien longtemps, sans qu'Eddy ne comprenne vraiment si c'était Alex, dans un instinct de survie, qui les avait fait sortir ou s'ils s'étaient simplement fait virer par le patron du Caribou qui les connaissait assez pour savoir que ça pouvait rapidement dégénérer – Édouard récupérait généralement beaucoup de son équilibre quand il s'agissait de monter sur une table pour chanter. Néfertiti en tout cas tirait sur sa laisse pour rentrer à la maison en poussant des gémissements, aussi les deux hommes la suivirent-ils sans s'inquiéter de savoir lequel des deux avaient payé. De toute façon, Édouard était lancé dans son chant qui ne ressemblait strictement à rien sinon à un mélange entre une chanson populaire, l'hymne d'une classe de latin, le tout sur le rythme d'une musique classique. Au bout de quelques pas, il s'interrompit pour demander d'un ton inquiet :
- Dis... J'étais pas en train de chanter l'hymne de Louis-le-Grand, hein ?... Dis moi que non... Non mais je crois que je ne le connais pas.
Ce faisant ou du moins sans savoir comment, ils étaient parvenus à une fontaine qu’Édouard connaissait bien à défaut de la reconnaître immédiatement. Ils s'arrêtèrent quelques secondes, pour faire une pause dans leur marche quelque peu hésitante, dans un éclat de rire jusqu'à ce que le conseiller eût une illumination et désignât une route :
- Oh mais regarde, c'est la route pour aller jusqu'à Fénelon ! On y va ? Allez, on y va, on va retrouver Julie...
Heureusement pour l'internat des jeunes filles et la crédibilité du conseiller à l'ambassadeur, il eut un énorme fou-rire au même instant ce qui l'empêcha de se déplacer dans la direction de Fénelon et de se rendre compte que ça faisait longtemps que Julie n'attendait plus leur venue. Ils firent encore quelques pas ensemble quand Édouard se reprit légèrement et reconnut le pont qu'il lui fallait traverser pour rejoindre l'île dans laquelle il vivait. Après encore quelques tirades pompeuses sur le plaisir que cette soirée lui avait fait et quelques tapotements sur l'épaule d'Alexandre, Cabanel s'éloigna enfin en vacillant. Ce fut sans doute un miracle qu'il retrouvât son immeuble puis son appartement – la voisine n'aurait sans doute pas été ravie de le retrouver dans son canapé –, même s'il eut du mal à rentrer la clé dans la serrure et qu'il eut une réflexion tout à fait philosophique sur l'étrangeté des clés qui étaient toutes dissemblables ce qui était une perte de temps considérable. La porte finit par s'ouvrir par elle-même et Édouard crut avoir assisté à un vrai miracle, cette fois-ci mais il déchanta rapidement en voyant le visage de celui qui venait l'accueillir :
- Ah et bien, vous voilà enfin Cabanel ! Ce n'est pas une heure pour rentrer chez soi.
Le sourire ravi qu'il arborait sur ses lèvres s'effaça devant la vision de son beau-père, à moitié en pyjama mais l'air encore frais de celui qui avait veillé. Au moins, voilà qui dégrisait à la vitesse de l'éclair. Il jeta un regard mauvais à Claussat qui s'effaça pour le laisser rentrer avec Néfertiti qui fit la fête au vieil homme avant de tenter d'avancer dans l'appartement en faisant le moins de bruit possible – ce qui équivalait à un boucan d'enfer.
- Au fait, lança Édouard en se retournant vers son beau-père, se souvenant vaguement d'une bribe de conversation, je ne sais plus pourquoi mais je devais vous remercier... Voilà, c'est fait, merci à vous.
Claussat l'examina d'un air circonspect avant de se décider à lui souhaiter bonne nuit et à regagner sa chambre. Édouard voulut en faire de même (s'il parvenait à se souvenir où se trouvait la sienne) mais il songea à la réception qu'allait lui réserver Madeleine. Il hésita un instant avant de se laisser tomber sur le canapé du petit salon et alors que Néfertiti s'installait confortablement non loin de lui, il s'endormit.

- HOU HOU HOU !
Mais que diable un hibou fichait-il dans le salon de l'appartement ? Édouard fut réveillé en sursaut sur cette pensée et après que ses paupières se fussent habituées à la luminosité agressive qui venait des fenêtres, il constata que le hibou en question n'était autre que ses deux derniers enfants qui tournaient autour du canapé où il s'était effondré, encore habillé, tout en hullulant, ce qui lui parut une étrange manière de souhaiter le bonjour. Le petit Gaston, s'apercevant que son père avait ouvert les yeux, sauta sur ses genoux pour lui expliquer sa journée de la veille et lui demander pourquoi il n'avait pas dormi avec maman, laquelle passa à cet instant pour rejoindre la cuisine en lui lançant un regard noir.
- On jouait aux Indiens, papa, expliqua Léonie, rassurant Édouard sur les capacités mentales de sa progéniture.
- Alors vous avez passé une bonne soirée, Cabanel ? Demanda Claussat, appuyé contre le chambranle de la porte, d'un air ironique.
- Mais très bonne, oui, répondit le conseiller sur la défensive, tentant maladroitement de se recoiffer à l'aide de ses doigts.
- Je vous ai pourtant dit que ce Reigner n'était pas une bonne fréquentation, soupira son beau-père, je retourne travailler, j'ai des coups de fils à passer, qu'on ne me dérange pas.
Cela tombait bien, Édouard n'en avait pas la moindre envie. Il se redressa cependant pour aller se changer et en passant devant la porte du bureau que s'était approprié Claussat, il tendit l'oreille. Mais à son grand désappointement, à part un « et qu'a-t-il dit alors ? », il ne put en apprendre davantage. Il eut pitié de son pauvre crâne douloureux et quitta un instant cette charmante vie familiale pour s'accorder quelques minutes dans sa chambre. Là, il s'assit sur son lit et un sourire joyeux couvrit ses lèvres. Certes, on était dimanche et il n'allait pas pouvoir échapper à la compagnie de son beau-père et de sa femme (en comparaison, les Sioux étaient même plus sympathiques malgré les scalps, pour dire) mais il n'allait plus être seul désormais pour affronter tout cela. Non, il savait qu'en cas de besoin, il pourrait appeler Alex, lancer un « Néfertiti est morte » et celui-ci pourrait accourir comme il l'avait fait tant de fois dans leur jeunesse. Il venait de retrouver son meilleur ami et les perspectives qui s'ouvraient à lui paraissaient beaucoup plus brillantes et lumineuses. Tout à sa joie, il ne s'était pas rendu compte que quelque chose clochait dans cette histoire et que la tragédie qui venait de s'enclencher les emporterait tous.

Spoiler:
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Alexandre Reigner
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MessageSujet: Re: « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »   « Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois » Icon_minitime1Lun 16 Déc - 20:54

On ne pouvait que reconnaître à Claussat et Carron d'avoir réussi là où beaucoup s'étaient cassés le nez avant eux : ils étaient parvenus à faire peur à Alexandre, ce qui n'était pas une mince affaire. Nombre de gens s'y étaient déjà essayés, et l'avocat des causes plus ou moins perdues et surtout pourries qu'il était avait sans doute essuyé autant de tentatives d'intimidation qu'il avait vu défiler de personnalités compromises face à lui, et parfois même de la part de ses propres clients qui s'imaginaient avoir besoin de le rendre plus efficace en usant de menaces. Mais le flegme, le cynisme, voire le mépris de Reigner, sereinement assis derrière son bureau, pour le reste du monde en général et ceux qui tentaient de s'en prendre à lui en particulier, de même que tous les petits secrets qu'il détenait et dont il avait longtemps fait sa police d'assurance l'avaient toujours fait se sentir au-dessus de ce genre de manipulations. Il s'était bien sûr déjà retrouvé dans des situations inconfortables – au point de devoir s'éloigner de la Chambre et de Paris – mais toujours de sa propre initiative, parce qu'il avait pris un parti dangereux, et surtout, toujours avec un moyen de s'en sortir. Jusqu'à la veille, il ne connaissait pas l'impasse, il se refusait à se laisser piéger, l'angoisse l'avait à peine effleuré à quelques rares reprises et le mot « scrupule » ne faisait pas partie de son vocabulaire, mais l'association de nuisibles qu'il avait eu l'honneur et le plaisir de rencontrer en croyant n'avoir à faire qu'à son beau-père avait réussi, en quelques minutes, à lui rappeler que tout ceci existait et qu'il ne pouvait indéfiniment y échapper. Alexandre était passé de l'autre côté du bureau, du côté de ceux qu'il avait tant méprisés tout en leur sauvant la peau, et le pire était sans doute qu'il en avait totalement conscience. Tout comme il avait conscience qu'il jetait parfois autour de lui quelques regards méfiants, alors même qu'il n'y avait sans doute pas le moindre danger, alors même qu'il ne risquait rien, lui, car après tout, il faisait exactement ce qu'on lui avait demandé. Il le faisait alors qu'il savait qu'il n'y avait probablement personne pour écouter leur conversation, et encore moins pour la rapporter à qui que ce soit. Probablement. Et c'est lorsqu'il leva un œil presque mauvais sur le serveur qui se dirigeait vers la table voisine de celle qu'il occupait avec Edouard qu'Alex réalisa à quel point il était bel et bien tombé dans le piège de Claussat, car malgré les évidences, il subsistait un doute. Ce doute ténu qui faisaient tourner encore et toujours dans son esprit les menaces qui pesaient sur sa famille et l'empêchaient de faire à son meilleur et plus vieil ami les aveux qui lui brûlaient les lèvres et qu'il noyait dans les trop nombreux verres d'alcool commandés en espérant pouvoir, pour quelques heures au moins, anesthésier sa conscience un peu trop remuante, cette petite mais insupportable voix qui lui soufflait que son silence, d'une façon ou d'une autre, ne pourrait qu'avoir de tragiques conséquences. Que plus il tardait, plus il regretterait d'avoir caché ce que l'on attendait de lui à Cabanel, et surtout, plus il lui serait difficile de revenir en arrière. Il connaissait bien ces cercles vicieux, il en avait parfois eu sous les yeux les plus édifiants des exemples, et pourtant les mots restaient obstinément coincés dans sa gorge tandis que face à lui, après lui avoir confié tout ce qu'il n'aurait jamais dû entendre, Eddy souriait avec une sincérité qui prouvait qu'il était bien loin de se douter de la situation dans laquelle il venait de les placer tous les deux – et témoignait du nombre un peu trop élevé de rasades de rhum qu'il avait déjà avalées. Il souriait surtout avec la bonhomie (alcoolisée, certes) de quelqu'un qui a confiance alors qu'Alex, lui, comme le lâche qu'il ne pensait jusque là pas être, se taisait, redoutant à chaque instant les conséquence du moindre faux pas qu'il pourrait être tenté de faire. En un mot, c'était bel et bien la peur qui le paralysait.

Ne pouvant laisser éclater la colère qui l'étouffait à cette idée s'il s'y penchait plus que de raison, l'avocat avait donc choisi de boire, espérant peut-être vaguement qu'il pourrait noyer la totalité de cette soirée dans un flou artistique – bel espoir pour quelqu'un qui avait tendance à ne jamais rien oublier de ses soirées, mêmes les plus alcoolisées, au plus grand désespoir d'Eddy, d'ailleurs, sur lequel son ami aurait pu raconter un certain nombre d'anecdotes assez... amusantes. Mais si plonger dans un verre trop vite vidé avait quelque chose de rassurant, Reigner ne pouvait indéfiniment garder le silence, malgré l'incapacité dans laquelle il était à trouver la moindre réponse adaptée aux aveux de son compagnon de ce qui deviendrait bientôt une beuverie qui n'aurait pas grand chose à envier à leurs exploits de jeunesse. Que pouvait-il dire ? Il savait que Cabanel n'attendait pas de grandes exclamations, mais jamais le véritable Alex n'aurait donné pour justifier son silence une aussi piètre excuse que celle de ne pas savoir quoi répondre. Il aurait dû plaisanter, râler de n'avoir pas été tenu au courant, lui glisser quelques félicitations voilées peut-être, mais ces mots-là non plus ne voulaient pas sortir de sa gorge serrée, ils y étaient coincés par la conscience qu'il avait désormais entre ses mains tout ce qu'il lui fallait pour, en quelques mots seulement, lever le menaces sur Julie, Philippe et Louise, et que ces quelques mots impliquaient de trahir et condamner son meilleur ami.
- Tu ne sais pas quoi me dire ? insista évidemment le conseiller qui n'allait pas manquer cette occasion unique, allons, Alex, tu me déçois, où est le grand avocat qui avait toujours un argument pour nous contredire à la Chambre, hein ? Je saurais maintenant ce qu'il faut faire pour te rendre muet, cette soirée n'est pas totalement perdue !
Le grand avocat en question aurait volontiers partagé l'hilarité de son ami, mais il dû se contenter d'un sourire crispé, qu'un verre levé pour aller trinquer dissimula heureusement assez efficacement. Avec amertume, il songea que là où ils auraient dû trinquer aux retrouvailles et aux « grandes choses » qui se préparaient, c'était le début d'une longue agonie qu'ils scellaient. A la tienne, lança-t-il silencieusement à cette dernière, non sans une sombre ironie.
- Je sais, lança Eddy lorsqu'un Alex un peu trop sérieux lui eut fait remarquer qu'il était bien bavard passé la troisième pinte de bière, mais tu es vil, tu sais toujours comment me faire parler. Si ça peut complètement te rassurer, j'évite de boire avec n'importe qui. (Reigner baissa le nez dans son rhum à ces mots). Non c'est vrai, tout le monde n'est pas d'aussi bonne compagnie que toi et le jour où Mazan ou Biauley voudront m'offrir un verre... Les Allemands auront peut-être déjà quitté Paris, m'étonnerait qu'on puisse le voire ailleurs qu'au cimetière ou qu'en prison, du coup.
L'évocation du mot « prison » poussa Alex à se rembrunir à nouveau, et sans autre commentaire qu'un ricanement mauvais, il termina une nouvelle fois son verre. Le sort de cet escroc de Mazan tout comme celui de Biauley – pour lequel il n'y avait à ses yeux pas de mot assez dégradant – lui importait un peu en l'occurrence, d'autant que son l'optimisme débordant qui le caractérisait si bien – personne n'en doutait – ne lui laissait pas exactement entrevoir le départ des Allemands avant un long moment – s'ils partaient un jour. En levant les yeux sur Eddy, ce même Eddy qui avait toujours été son meilleur et plus proche ami et qui n'avait guère changé malgré les quelques années et les événements qui les avaient séparés, il sentit à nouveau sa gorge se serrer à l'idée que de ce qui pourrait lui arriver s'il venait à craquer et à révéler à leurs beaux-pères ce qu'il avait entendu ce soir. Lui qui n'avait jamais eu le moindre scrupule à innocenter des coupables et enfoncer des innocents s'en voudrait sans nul doute pour le restant de sa vie, et brusquement, il songea que s'il agissait bien comme un lâche, jamais, en revanche, il ne serait un traître. Il se le promit en même temps qu'il promit, avec un sérieux qu'il était le seul à pouvoir comprendre, que la conversation qu'il venait d'avoir ne sortirait jamais du Caribou. Il se le promit malgré le dégoût profond qu'il s'inspirait en cet instant, et dont seul un verre de rhum avalé cul-sec parvint à dissiper quelque peu le goût amer. Il se le promit avec la sombre et désagréable sensation que son silence leur coûterait beaucoup, bien plus que ne lui coûtait à supporter celui qui fit suite à ses paroles et la reconnaissance qu'il lisant dans le regard de Cabanel.

Il ne restait désormais plus à l'avocat pour oublier qu'il venait de mentir à son meilleur ami en le regardant droit dans le yeux qu'une option : boire, ce qu'il s'employa à faire avec une méticulosité remarquable quoi qu'il n'y eût personne pour la remarquer, étant donné qu'Eddy s'avéra être définitivement ivre bien plus rapidement que lui. L'idée n'était pas mauvaise – si l'on oubliait les conséquences potentielles d'un rythme un peu trop soutenu de commande de verres d'alcool sur le sens du spectacle et les cordes vocales de certains – car les minutes passant, le nœud qui serrait la gorge d'Alex finit par disparaître, emportant avec lui des pensées trop noires pour ce qui n'aurait dû être que de chaleureuses retrouvailles, si bien qu'au bout d'un moment, s'il se souvenait qu'il devait absolument boire, il avait oublié pourquoi et se contentait d'obéir à une injonction qui n'avait somme toute rien de très contraignant. Peu à peu, le souvenir de son entrevue de la veille avec Carron et Claussat s'estompa, laissant place à d'autres appels de sa mémoire, bien plus vieux et autrement plus réjouissants, il n'y avait là-dessus pas le moindre doute, surtout lorsqu'il s'agissait de se rappeler la mine déconfite d'un certain professeur de latin devant la véritable démonstration de vols de Gaffiots à laquelle Cabanel et Reigner avaient un jour décider de se livrer en cours avant de décréter que le vénérable dictionnaire faisait définitivement une arme particulièrement efficace. Jour maudit s'il en était pour ce pauvre Richet qui avait dû supporter ces attaques (jamais dirigées contre lui, ceci dit, il pouvait s'estimer heureux) durant toute la scolarité du terrible duo qu'avaient formé les deux jeunes lycéens. De fait, Alexandre devait avoir bien trop bu pour songer, brièvement, qu'il y avait longtemps qu'il n'avait passé une si bonne soirée, considération dont il allait faire part à son ami quand celui-ci se lança dans une long monologue sur les tombeaux d'anciennes reines d’Égypte dont, grâce à ses bons offices, Alexandre connaissait à bien y réfléchir l'histoire dans les moindres détails sans jamais s'y être intéressé. Ce retour tonitruant de l'époque des pharaons dans son existence l'empêcha de faire part à l'égyptologue en herbe de ce qui aurait de toute façon donné lieu à quelques moqueries – tu deviens sentimental, Alex, ou autres remarques du genre – et il se contenta d'essayer d'enrayer le flot ininterrompu de paroles qui mêlaient Cléopâtre et Hast... Hatch... cette fichue pharaonne dont il n'avait jamais réussi à prononcer le mot (exercice dont la difficulté augmentait de manière exponentielle avec la quantité de verres de rhum – ou d'autre chose d'ailleurs – qu'il buvait), ce qui eut pour effet de les lancer dans une conversation animée concernant les différents rites funéraires qu'il conviendrait de substituer à l'enterrement chrétien qui n'avait rien de très drôle ni de très original, bien qu'Alexandre plaidât pour quelque chose qui incluait l'incinération plutôt que la momification, l'idée de finir entouré de bandelette après avoir été éviscéré, dispersé aux quatre vents, et embaumé de substances douteuses ne l'inspirant pas particulièrement. Il promit néanmoins solennellement à Eddy de veiller à ce que l'on transportât sa dépouille dans une pyramide à son nom s'il venait trépasser sous les ordres de Mazan – ce qui, en y repensant, était quand même particulièrement pitoyable comme mort, mais valait toujours mieux que de se rappeler que l'épée de Damoclès qui pesait au-dessus de la tête de son ami était entre ses mains et non celles d'Eugène – enfin, en un mot, les anciens députés avaient, pour quelques heures du moins, renoué avec lycéens qu'ils avaient un jour été, tant et si bien qu'ils envisagèrent un instant d'aller régler leur compte à quelques rejetons de Louis-le-Grand qui osaient arborer les couleurs de leur lycée au lieu de s'en cacher comme tout bon représentant de cette espèce se devrait de le faire.
- Ils auraient moins fait les malins en notre temps, tiens, marmonna Cabanel lorsqu'ils durent se résigner à se souvenir qu'ils n'avaient plus quinze ans, et surtout qu'ils n'étaient pas en état d'aller cogner qui que ce soit, on se demande ce que fabrique Henri-IV en ce moment, c'est la déchéance, j'pense.
- Ça, depuis qu'on est partis... Quoique, on ne peut plus juger, ils ont arrêté de planter les sapins à Noël... Décidément, ces foutus boches n'ont pas d'humour. Tu te souviens comme on les avait battus à plate-couture ?
- Tiens, tu te rappelles de l'hymne du lycée ? disait Eddy de son côté. Je crois que ça commençait par...

Alex s'étouffa dans sa boisson qu'il sirotait à petites gorgées avant même que son ami ne termine sa phrase. Si sa lucidité s'était égarée quelque part entre deux verres, il conservait néanmoins assez de souvenirs pour se rappeler de ce qui se passait nécessairement lorsque Cabanel laissait échapper ce genre de réplique. Même Nefertiti, qui s'était couchée, résignée, aux pieds de son maître se redressa en jetant sur les deux comparses un regard perplexe, ce qui poussa un instant Alex à se demander si ce pauvre chien avec déjà subi les essais vocaux d'Eddy. Mais comme ce dernier se mettait réellement à chanter, il relégua vite cette question au deuxième rang de ses priorités et, après avoir laissé sur la table une liasse de billets qui correspondait peut-être vaguement à l'addition – salée – qu'ils se devaient de régler (son ami lui revaudrait ça, il comptait bien réitérer cette soirée) il se leva, entraînant à sa suite le conseiller et son chien, en essayant de convaincre ce dernier de ne pas pousser plus loin sa prouesse lyrique (qui n'en était pas une, il faut bien le dire) en vain, si bien que tous les clients du Caribou qui s'était considérablement vidé, couvre-feu oblige, s'étaient retournés vers eux avant qu'ils ne soient sortis. L'air froid qui les enveloppa dès l'instant où ils passèrent la porte du bar de leur jeunesse ne découragea pas le moins du monde Eddy qui ne fit qu'en profiter pour chanter à plein poumons quelque chose qui ressemblait, en cherchant bien, à un vieil hymne de latin, entre autres vagues sources d'inspiration, provoquant un fou rire mémorable à l'avocat qui finit par le laisser se taire tout seul.
- Dis... J'étais pas en train de chanter l'hymne de Louis-le-Grand, hein ?... bafouilla finalement Cabanel. Dis moi que non... Non mais je crois que je ne le connais pas.
- T'en fais pas, tu t'es contenté de massacrer Beethoven... ou Bach, j'sais plus... le rassura un Alex perplexe, brusquement tiré de ses pensées par à-coup sur la laisse qu'il tenait toujours. Maais... reprends ton chien !
Le sort de Nefertiti ayant été remis dans les mains de son maître – ce qui en soi, ne valait peut-être pas mieux pour elle, il était difficile de savoir le quel des deux amis était le plus ivre – ils purent poursuivre leur route en titubant, le tout sans la moindre discrétion ni le moindre respect pour l'heure sans doute particulièrement avancée. Peu importait : pour un moment, la guerre, les Allemands, le couvre-feu, tout cela avait été oublié alors qu'ils sillonnaient par des rues parfois détournées le quartier qu'ils connaissaient par cœur.
- Oh mais regarde,  s'exclama brusquement le conseiller à l'ambassade, poussant Alexandre à lever les yeux autour d'eux, c'est la route pour aller jusqu'à Fénelon ! On y va ? Allez, on y va, on va retrouver Julie...
[color=darkgreen- Dommage, c'est Maxime qui a le plan... Quoique, on s'en sortirait peut-être même sans... Elle dessine tellement mal, Julie... [/color]
Il éclata de rire, à l'unisson avec Eddy, au souvenir d'une mémorable expédition à Fénelon, hilarité qui les empêcha heureusement de tenter une nouvelle intrusion dans le vénérable internat où il y avait de toute façon bien des années que plus personne ne les attendait. Cette pensée frappa étrangement Reigner, revenu le premier de leur fou-rire, qui réalisa avec une émotion qui n'était pas étrangère à son état d'ébriété (trop) avancé que même si leurs années à Henri-IV et celles de Julie à Fénélon étaient bien loin, que si les Gaffiots ne volaient plus, que s'il l'on ne plantait plus de sapins sur la place du Panthéon à Noël, ils étaient encore là, eux, au pied de cette fontaine Saint Michel dans laquelle ils avaient un soir pris un bain inattendu, et que leur vieille amitié était toujours la même. Ou presque. Car à cette époque-là, il ne lui serait jamais venu à l'esprit de cacher quoi que ce soit d'important à Edouard. Ce brusque appel de sa conscience le troubla, alors qu'il reprenait sa marche vacillante aux côtés de ce dernier, et ce jusqu'au pont qui menait à l'île Saint-Louis. S'il répondit avec enthousiasme au monologue presque grandiloquent de son ami sur leurs retrouvailles, les sombres pensées qu'il avait réussi à noyer sous l'alcool rôdaient de nouveau et il lui sembla, dès l'instant où Eddy eut tourné les talons pour s'éloigner, qu'elles fondaient sur lui avec la férocité du rapace. Un instant, il resta immobile, comme pétrifié, puis secouant vivement la tête, se dirigea vers son propre appartement, en une longue marche – il avait oublié que le Caribou n'était pas exactement la porte à côté – qui lui laissa le temps de ressasser, l'esprit balançant constamment entre les fou-rires et les bons souvenirs qui avaient animé cette soirée, et ce qu'il y avait appris, même s'il aurait été bien en peine, vu son état, d'expliquer qui était exactement de Gaulle et pourquoi son beau-père et celui d'Eddy pouvaient bien lui en vouloir. Parvenu chez lui après avoir manqué de justesse d'ouvrir (ou d'essayer) la porte de sa voisine en la prenant pour la sienne – voisine fort séduisante, mais mariée à une espèce d'ours mal léché qu'il se voyait mal affronter alors qu'il tenait difficilement droit – il se laissa tomber sur son canapé où il s'endormit avant même d'avoir pu songer à retrouver le chemin de sa chambre.

Tout était brumeux autour de lui lorsqu'il ouvrit un œil. Tout, excepté cette sonnerie stridente dont il ne parvenait à décider si elle venait de trop loin ou de trop près – solution pour laquelle il dut opter lorsqu'il se rendit compte qu'elle lui vrillait le crâne. Un sursaut acheva – vaguement – de réveiller Reigner quand il réalisa que ce bruit insupportable n'était autre que celui que produisait son téléphone, et comprit un peu plus difficilement encore qu'il signifiait que quelqu'un osait essayer de le joindre en cette heure tellement matinale que le monde semblait tourner autour de lui. Enfin, peut-être matinale. Peu importait, de toute façon, il lui sembla que cette journée brumeuse qui commençait était un dimanche, et il décréta qu'il fallait être bien rustre pour téléphoner un dimanche, ce qui justifiait donc parfaitement qu'il restât affalé sur son canapé plutôt que d'aller répondre. Cette sonnerie tout droit issue des instruments de torture les plus perfectionnés finirait de toute façon bien par s'arrêter, et l'importun du dimanche matin par comprendre qu'il manquait à toutes les règles de bienséance possibles et imaginables en osant se manifester de la sorte. Du moins, Alexandre l'espérait, si bien qu'il ne bougea effectivement pas, sinon pour prendre une position plus confortable, tandis que lentement, les souvenir embrouillés de la soirée de la veille remontaient à son esprit. Lorsque le téléphone cessa de sonner, il était à peu près certains qu'il l'avait passée avec Cabanel et qu'il avait bien trop bu – plus que d'habitude du moins, car il y avait longtemps qu'il n'avait pas eu aussi mal au crâne. Il allait esquisser un sourire amusé à l'idée qu'il avait retrouvé son ami, et que de telles retrouvailles valaient bien un peu plus d'alcool qu'à l'ordinaire quand l'engin de malheur qui se trouvait bien trop près de lui dans le salon reprit son boucan infernal, lui arrachant un second sursaut. Non sans un grognement de colère, l'avocat se leva d'un bond, et même si le monde tournait autour de lui, se précipita vers la source de la sonnerie stridente pour la faire cesser tout autant que pour expliquer sa façon de penser à celui qui osait le déranger à une telle heure.
- Allô ! Cracha-t-il d'une voix rauque.
- Eh bien, Reigner, vous vous faites désirer.
L'avocat aurait eu beaucoup de choses à répondre si la voix de Claussat n'avait pas brusquement achevé de le dessoûler, lui rappelant au passage la raison pour laquelle il avait passé sa soirée avec Cabanel.
- Claussat. Vous tombez bien, je ne rêvais que de vous entendre dès le matin, marmonna-t-il.
- Vous m'en voyez ravi. J'espère que vous avez passé une bonne soirée – ceci dit, je n'en doute pas, vu l'état de mon gendre. À propos, c'est à vous que je dois d'avoir été remercié sans comprendre pourquoi , à quatre heures du matin ?
Le silence que garda Alexandre aurait pu être pensif, s'il ne se souvenait pas avec exactitude de ce qu'il avait dit à Eddy, à savoir qu'il pouvait remercier son beau-père pour le télégramme qu'il avait reçu. Tout à fait réveillé, il sentit son poing se crisper autour du combiné.
- Vous étiez bien avec Cabanel, hier soir ? insista Claussat.
- Ne me faites pas croire que vous en doutez.
- Et qu'a-t-il dit alors ?
A nouveau, Reigner garda le silence. Impitoyablement, le souvenir des aveux complets de son ami sur ses activités s'imposa à lui. Londres, de Gaulle, Ducort, les réseaux de résistance...
- Rien.
- Rien ? Vous êtes sûr ?
- A moins que les détails de la vie de Cléopâtre vous intéressent, rien, rétorqua sèchement Alex.
- Vous savez ce que vous risquez à mentir, Reigner, n'est-ce pas ? siffla l'insupportable voix de son interlocuteur.
- Nous étions ivres, et ensemble pour la première fois depuis le début de la guerre, s'il avait vraiment des liens avec votre général, vous croyez vraiment qu'il me l'aurait annoncé entre deux verres ? Réfléchissez un peu Claussat. Je vous ai dit ce que j'en pensais, de toute façon...
- Je me moque de ce que vous pensez. Essayez de vous montrer un peu plus efficace à l'avenir.
- Vous vous trompez de taupe, insista l'avocat avec une fermeté qui ne manquait pas de cynisme.
- … Nous en reparlerons très vite, je n'en doute pas. Bon dimanche, Reigner.
Et là-dessus, Claussat raccrocha. L'avocat quant à lui balança le téléphone sur son combiné plus qu'il ne raccrocha et, les coudes posés à côté de l'engin de malheur, enfouit sa tête douloureuse dans ses paumes, la gorge à nouveau nouée à la fois de rage et de la terrible sensation d'être piégé. Entre ses doigts, son regard s'arrêta un instant sur l'ouvrage qu'il avait laissé ouvert sur le même meuble quelques jours plus tôt et dont il se servait pour étoffer ses plaidoiries. « Il y a des gens de qui l'on peut ne jamais croire du mal sans l'avoir vu; mais il n'y en a point en qui il nous doive surprendre en le voyant », clamait la Rochefoucauld, comme pour lui rappeler à quel point il avait abusé la confiance de son meilleur ami dont il pouvait désormais, à tout instant, trahir le secret. Sentant les larmes lui monter aux yeux, il se redressa vivement et quitta le salon. Il songea un instant que se rendre à son cabinet lui occuperait les pensées, mais se rappela que ces foutus chrétiens avaient un jour décrété que l'on ne travaillerait pas le dimanche. De désespoir, il s'empara de l'épée accrochée dans un coin de sa chambre, du sac qui se trouvait en dessous, et après s'être vaguement changé, claqua derrière lui la porte de son appartement avec l'intention d'aller pourfendre quelques Brutus en duel, ignorant la migraine qui s'était confortablement installée dans sa tête. Toutes les gueules de bois du monde n'étaient de toute façon pas grand chose face à l'intense culpabilité dont il se sentit saisi et dont, il le savait, il ne se débarrasserait plus.  

FIN
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« Un secret consiste à ne le répéter qu’à une seule personne à la fois »

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