Sa main s'écrase sur ma joue dans un claquement comique et je plisse les yeux, plus contrarié par ma bêtise que par sa réaction. Je n'aurai certainement pas du lui parler de rupture, premièrement parce que n'avons jamais été un couple officiel, deuxièmement parce qu'il y a des termes à ne pas prononcer devant les femmes.

Prenant mes distances, j'inspire puis soupire en espérant trouver cette fois les bonnes formulations.

" Ne le prends pas si mal, Sarah, essaye juste de comprendre que je suis débordé et nous ne sommes rien, je, on ne se connait pas vraiment en fait ! "

" Ah non ? Je sais tout de toi Lockhart. "

Je hausse un sourcil sincèrement étonné alors qu'elle s'installe sur la table, un sourire narquois aux lèvres.
Moi qui espérais régler ça en quelques minutes...

" Tu es né à Seattle, en 1908. Je le sais puisque tu m'avais promis de m'emmener ! Ton père est instituteur et je crois que ta mère l'était aussi. Elle s'est arrêtée de travailler pour s'occuper de son petit garçon chéri... "

Papa a toujours adoré les enfants. Il a d'abord enseigné auprès des plus jeunes avant de reprendre ses études pour finalement devenir professeur de lettres. Quand nous sommes arrivés en France, maman était souffrante. Il fut préférable qu'elle cesse son activité et nous avons donc évolué ici avec le seul revenu de mon père. C'était suffisant.

" ... bon élève malgré un certain manque d'application et d'ambition, tu n'espérais que voyager et vérifier de tes propres yeux ce que tu lisais dans les livres. Heureusement que tes vieux étaient là pour te secouer ! Tu as eu tes diplômes sans mal, soit disant. Ce n'est pas parce que tu as toujours l'air blasé que tout est facile pour toi, et cesse de hausser les sourcils comme ça ! "

J'ai juste le réflexe de me décaler pour esquiver le bougeoir qu'elle me balance. Puis je sors les mains de mes poches - surement pour lui prouver que je l'écoute avec sérieux et respect ;
Tout n'est pas facile pour moi, je confirme. Les études se sont bien passées mais il a fallut bosser et, je lui accorde ce point : heureusement que mes parents étaient là. Mon père m'a rapidement collé un professeur aux pattes pour s'assurer que j'avais les bonnes méthodes de travail.

" Dès que tu as pu te tirer, t'es allé visiter ton pays, tu y es resté quatre ou cinq ans je crois..."

Quatre, avec des périodes de retour sur le vieux continent. Et j'ai bien l'intention d'y retourner pour découvrir ce que je n'ai pas encore eu la chance de voir. Après ces mois de voyage et de dépaysement, je suis revenu à Paris pour m'installer en tant que professeur à l'âge de 25 ans. Dès que les congés scolaires me le permettaient, je reprenais les routes et me suis alors aventuré en Espagne, près des pays Balkans et parmi les plus beaux paysages africains. Ma dernière escapade fut un séjour d'un mois en Asie avec le professeur qui m'a tout appris, dans le cadre de recherches pour l'Université.
Ces déplacements m'ont permis de revenir avec énormément de sujets à présenter et débattre, j'ai suivi les trace de mon "tuteur" et ai fait ma première conférence à l'âge de 27 ans.
J'adore partager mes découvertes et émettre mon opinion sur l'archéologie dont j'ai fait ma spécialité;
Pour autant, je suis en manque d'exotisme.

" Tu collectionnes tes petites trouvailles fossilisées, il parait que tu te fais de l'argent en les revendant. Ça vaut combien un vase amérindien en miettes ? Hein ? T'es riche en trainant sur le marché noir ? "

Un sifflement agacé s'échappe d'entre mes lèvres. Les collectionneurs sont des requins, je préfère contacter les musées, dans un premier temps. Et puis je me demande d'où lui viennent ces informations, j'ai vendu peu d'objets en réalité. La plupart des fouilles auxquelles j'ai participé étaient organisées par l’État et je n'y jouais qu'un rôle de consultant et petite main. Le cachet était médiocre.
Je n'ai jamais fait ça pour l'argent.

"...Et puis quoi après ? Tu penses sincèrement que tu peux continuer de vivre comme si de rien n'était ? Tu prétextes les évènements actuels pour mettre fin à notre histoire mais tu ne prends jamais parti ! Tu restes planqué, au fond de la salle, le chapeau baissé sur les yeux et ta gueule d'ange pour fuir le danger. Qu'est ce que tu comptes faire de plus, sans moi ? Tu intéresses pleins de monde Lockhart, ne crois pas pouvoir leur échapper encore longtemps. Tu ferais mieux de prendre les devants plutôt. "

Et risquer ma peau ? Leur livrer ma tête sur un plateau ?
Je ne sais pas ce que me veulent ces types qui, s'ils ont d'abord essayé de me contacter à la faculté, parviennent désormais à frapper à ma porte ! Je ne veux entamer aucune conversation ni risquer le moindre quiproquo. Comment être sûr de leurs intentions ? Comment mesurer les vrais risques ?
Je reste pensif, la mâchoire contractée, tandis que Sarah me rappelle à quel point il est stupide de se cacher : c'est une bien maladroite façon d'attirer l'attention.
...et puis la carte de la nationalité n'est plus à jouer. Les USA se sont désormais engagés contre les allemands, j'incarne aux yeux des parisiens comme de leurs geôliers le parfait suspect ! Évidemment, je suis fier de l'intervention des miens et j'espère qu'ils parviendront à renverser la balance.

...

"...Et tu lui as simplement dit que tu n'étais pas prêt. Pas prêt ! Mais prêt à quoi, ça, tout le monde se le demande Lockhart ! Maintenant c'est à moi que tu sors cette excuse ?! "

Je peine à recoller les morceaux, j'aurai mieux fait de l'écouter. Bégayant un semblant d'acquiescement, je finis par comprendre que nous sommes revenus au point de départ :
Notre histoire est terminée, et Sarah argumente avec le peu qu'elle sait de ma vie privée.

" Inutile de hurler, j'ai pris ma décision. Je tiens trop à toi Sarah, vraiment, je ne veux pas me servir de toi. Mes sentiments ne sont plus ce qu'ils étaient et puis, tu sais, ce n'est pas une période pour ce genre de choses..."

Elle saute de la table avec colère mais j'anticipe assez bien sa furie et recule à nouveau de quelques pas pour conserver le périmètre de sécurité nécessaire.
Finalement, la jeune femme quitte la pièce - non sans m'insulter - et je pousse un soupir de soulagement en reprenant place devant mon verre.

... Sarah était une fille bien.
Puis l'occupation a dévoilé des facettes de sa personnalité que je ne soupçonnais pas. Ses idées extrêmes et son engagement auprès du régime en place ont été la goutte d'eau en trop ;

J'avale la fin du whisky en fixant longuement le plafond avant d'attraper mon blouson et de placer mon chapeau sur mon crâne : la vie continue, il doit bien y avoir un bar ouvert pas loin d'ici.