« Encore une fois Margarete vous ne pouvez travailler dans cet hôpital ! »


Exaspérée, Margarete se sert un verre de whisky puis regarde son mari droit dans les yeux. Il n'a pas arrêté pendant toute la soirée de l'exhiber tel un trophée mais Klaus Halder sait très vite revenir à ses bonnes vieilles habitudes.
Klaus a toujours été comme ça avec elle et ce depuis le début de leur mariage il y a 11 ans. Si Margarete a accepté de l'épouser, ce n'est certainement pas par amour. Elle l'a surtout fait pour son fils et, même si elle ne veut pas se l'avouer, un peu pour l'honneur de sa famille aussi. Les vieilles habitudes aristocrates ne se perdent pas facilement ... Leur vie à Munich était pourtant plus simple qu'à Paris. Margarete ne travaillait pas et consacrait donc tout son temps à son fils. Elle l'emmenait dans des musées, écoutait Wagner avec lui, allongés dans le jardin de leur maison de campagne durant de longues nuits pendant l'été. Parfois, lorsqu'il avait eu une bonne note, pour le récompenser elle l'emmenait au cinéma voir le film de son choix. Elle adorait flâner l'automne dans les rues munichoises, écraser les feuilles rougies par le temps, elle l'emmenait alors boire un chocolat chaud dans un petit café. Parfois, Klaus Halder venait se joindre au portrait de famille idéal et la rancoeur ou la haine que pouvait avoir Margarete envers lui diminuait ( pour mieux revenir quelques jours après tout de même ). Klaus était un bon père, elle était forcée de l'admettre. Elle n'aimait simplement pas ce qu'il essayait de mettre dans la tête de son fils au sujet des juifs. Klaus était actif au sein du NSDAP et l'entendre sortir toutes ces horreurs à son fils lui donnait la nausée. Peu avant leur départ pour Paris, Margarete avait surpris une conversation entre Klaus et Ludwig. Klaus expliquait avec un air très sérieux que les juifs étaient responsables de tous les maux de leur société et Ludwig écoutait avec une grande attention. Margarete ne pouvait cependant rien y faire, Klaus était infecte lorsqu'il s'agissait de politique et assez misogyne aussi, il considérait que les femmes n'avaient pas forcément leur place dans le milieu.
Margarete se souviendra toujours de l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Klaus était fou de joie ( ce qui est assez rare chez cet homme ). Toute la famille avait été dîner au restaurant. A leur arrivée sur Paris, la vie du couple a totalement changé. Margarete avait pris du grade à l'hôpital de la Salpêtrière et se sentait utile. Elle n'arrivait plus à faire semblant d'apprécier son mari. Le comportement de Klaus était tout ce qu'il y a de pire sur cette terre. L'entente cordiale du couple a pris fin en France.
C'est à ce moment là que madame Halder fit la connaissance d'Otto Trumer qui avait eu vent du passé communiste de la femme du chef SS. Une conversation avec elle à l'hôpital avait achevé de le convaincre de faire entrer la jeune mère au sein du Reigen. Margarete a d'ailleurs de suite accepté et est depuis une valeur sûre et une personne écoutée dans le réseau. Régulièrement, Otto lui demande son avis sur tout et n'importe quoi. Margarete est surtout très forte pour recruter et convaincre une personne que l'entrisme est la meilleurs façon d'arriver à vaincre le nazisme. Elle risque souvent sa vie en allant fouiner dans le bureau de son mari. Elle découvre parfois des intentions d'arrestation ou capte des bribes de conversation qu'elle retranscrit sous forme de rapports.
Récemment, elle a eu pour mission de créer du lien avec les réseaux de résistance français mais la tâche s'avère plus compliquée que prévue. Il est difficile de faire confiance à la femme d'un SS.

« Klaus, j'accepte de faire l'épouse aimante et douce en publique. Mais vous ne dicterez pas ma conduite ! Cela est utile pour notre image d'avoir des allemands qui travaillent dans cet hôpital ! »

Il peut bien lui dire ce qu'il veut, elle y retournera quand même. On lui a d'ailleurs proposé de devenir infirmière en chef. Elle ne veut pas refuser. S'occuper de ces gens donne à Margarete une raison d'être là. Elle se sent bien parmi eux et s'échappe de son existence partagée entre soirée entre SS et déjeuners avec son époux.

« Dois-je vous rappeler pourquoi vous avez accepté cela ma chère ? Je n'aurais aucune pitié à tout raconter aux amis de votre père. Margarete ! Vous n'avez pas le choix ! Je ne vous laisse pas le choix ! »

Depuis le début de leur mariage, Klaus remettait cette histoire sur le tapis. Ludwig n'était pas son fils et il était prêt à faire honte à sa famille simplement pour le plaisir de voir sa femme se plier à ses exigences. Margarete regarda alors son époux avec mépris et pris une gorgée de whisky. Elle était coincée, comme à chaque fois, il était sur le point de gagner.

« Vous êtes ... »

Tout en regardant sa femme dans les yeux, Klaus Halder s'approchait d'elle jusqu'à la faire reculer contre le mur. Son regard froid et inexpressif la dévisageait. Il la savait fragile à cet instant et avait remarqué son abus d'alcool pendant la soirée. Il est vrai que depuis quelques jours, Margarete avait tendance à boire plus que de raison pour oublier. Elle lui tenait toujours tête c'est vrai, et il adorait ça mais elle commençait à baisser la garde. Il faut dire qu'en 11 ans de mariage, il l'avait bien usé ! Margarete le connaissait cependant par cœur. Il ne savait pas ce qu'elle avait mais depuis une semaine environ, elle semblait différente, moins sur ses gardes. On pouvait presque lire ses sentiments sur son visage, ce qui était inhabituel chez elle.

« Je suis ? »

Elle avait peur ça oui, mais elle ne voulait pas lui montrer sa vulnérabilité. Le sentir contre elle lui coupait le souffle et elle se refusait à l'affronter. Les larmes montaient à ses yeux et elle devait se concentrer afin de se contenir. Jamais elle n'avait été comme ça. C'est depuis qu'elle avait revu Thibaud Pelletier. Tout le passé qu'elle avait soigneusement enterré ressurgissait sans qu'elle ne s'y attende. Maragarete Halder était du genre prévoyante. Et ça, elle ne l'avait pas prévu.

« Vous êtes la personne la plus horrible qui puisse exister sur cette terre Klaus.»

Klaus se mit à rire et son haleine chaude vint se glisser dans l'oreille de sa femme. Cette dernière retint un sanglot. Elle ne voulait pas ce soir. Pas plus qu'un autre soir.

« A vous entendre, votre vie est une véritable tragédie. Vous auriez du vous lancer dans le cinéma. Cessez de lire tous ces auteurs romantiques. Vous avez de l'argent, un toit, et vous êtes avec un homme respectable. Vous n'avez pas à vous plaindre. »

Homme respectable, cela restait à prouver du point de vue de Margarete. La pression sur le corps de sa femme se faisait plus insistante mais cette dernière restait stoïque. Il recula alors de quelques pas et pris le verre de sa femme entre ses mains. Il bu ce dernier et repris.

« Bien, demain nous déjeunons avec le colonel Bergmann. Tachez de vous tenir. Bonne nuit … ma douce. »

Ses derniers mots sonnaient comme un piano mal accordé. Il déposa ses lèvres contre celles de sa femme et s'en alla dans sa chambre. Margarete avait au moins pu obtenir de lui qu'ils fassent chambre à part. Elle avait invoqué la tradition. Cela plaisait à Klaus de vivre comme une classe à laquelle il n'appartenait pas. Le déjeuner avec Bergmann la réjouissait presque. Elle pourrait ainsi obtenir des informations et les transmettre au réseau Reigen. Elle avait d'ailleurs fait rentrer Gustav Selbst, le garde du corps que Klaus lui avait assigné pour la surveiller. S'il savait … Rien qu'à cela, Margarete riait. Lorsque Klaus avait décidé de faire accompagner Margarete par Gustav, cette dernière n'avait pas été enchantée par l'idée. Pourtant, elle savait qu'elle n'avait pas le choix, tous les jours elle risquait sa vie en allant travailler à la Salpêtrière. Une allemande, qui plus est femme de Klaus Halder n'était pas la bienvenue dans Paris pour les résistants. Pourtant, il ne lui était jamais rien arrivé. Il faut dire que Margarete est une femme discrète contrairement à d'autres ... Elle avait alors décidé de faire connaissance avec Gustav et elle s'était très vite rendu compte qu'il n'était pas en accord avec l'idéologie nazie.  

Après le déjeuner, elle avait prévu de passer à l'orphelinat de Reuilly. Elle était presque certaine que l'enfant juif qui s'est confié à elle l'autre jour n'est pas le seul. Si cela est le cas, Maragarete devrait en informer le Reigen et voir ensuite ce qu'ils pouvaient faire. Peut être les réseaux de résistance le savent-ils déjà ? Elle ne peut le savoir, la communication n'est pas la meilleure avec eux.
Depuis quelques temps, madame Halder croise beaucoup Klara Jaëger la femme de l'ambassadeur dans l'orphelinat. Elle essaye souvent de lui parler en sympathisant avec elle via des banalités mais Margarete reste méfiante, elle ne l'apprécie pas plus que ça. Si Klara Jaëger est entourée d'enfants juifs cachés sous de fausses identités, il va lui falloir régler l'affaire au plus vite ...

Une fois Halder partit, Margarete s'arrêta un instant en fixant le mur. Il croit pouvoir la détruire mais il n'y arrivera jamais. Elle n'avait pas envie de dormir et entreprit donc d'écrire une lettre. Il le fallait, elle en avait besoin. Elle s'installa donc à son bureau et se mit à écrire à la lueur de sa lampe.



Mon cher fils,

   Cette lettre tu l'as entre les mains car je ne suis plus de ce monde. J'espère sincèrement que tu as une femme ainsi que de merveilleux enfants et que nous avons pu vivre ensemble de belles journées ensoleillées à Munich.
Je suis à Paris, nous sommes le 20 mai 1943 et j'y suis depuis maintenant trois longues années. Ne te méprend pas, j'aime la France et j'espère que tu as aussi appris à l'aimer mais j'aime Munich. Je ne puis te dire à l'heure actuelle si la guerre est terminée ou non mais tout ce que je souhaite c'est que la France ai retrouvé sa joie de vivre.

Il me faut par cette lettre t'apprendre quelque chose que je ne pourrais, je pense, jamais te dire en face. Peut être cela est-il déjà fait, peut être sommes-nous en froid à l'heure où tu lis cette lettre mais sache que je n'ai jamais cessé de t'aimer. Mon dernier souffle sera pour toi mon fils chéri. Et peut être pour tes frères et sœurs si tu en as, mais cela j'en doute fortement.
Avant cela, je dois tout te raconter. Je n'ai pas toujours été la femme docile et tranquille que tu as pu connaître. Je sais bien que tu as fini par comprendre que mes sentiments envers Klaus Halder n'étaient pas ceux espérés par ce dernier.

Plus jeune, j'ai souhaité faire des études pour devenir infirmière, mais il n'en était pas question pour la fille d'un aristocrate allemand. Je me devais de trouver un mariage convenable afin de donner un possible héritier à la famille de mon époux. Peut être quelques œuvre caritatives m'auraient été permises. Contre l'avis de mon père j'ai pourtant décidé de faire ces études et j'ai pu obtenir mon diplôme à Berlin. C'est à cette période que j'ai fréquenté des cercles communistes. J'avais un profond mépris pour la classe dominante et ne supportait pas le monde dans lequel j'évoluais. Tout cela était exaltant ! Mon chéri, nous avions des débats jusqu'à l'aube autour d'une nouvelle société, construite à notre image ! Nous étions déterminés à faire tomber l'oppresseur bourgeois. Ces mots doivent te paraître insensés venant de moi mais je t'assure que j'ai été de ce côté là. Je dois t'avouer que cela était plus par esprit de contradiction avec ton grand père, mais je m'évadais. J'y ai rencontré un tas d'esprits éclairés et de tous les horizons. Il y avait un français, Thibaud Pelletier qui avait fait ses armes en URSS. Je l'admirais. Je dois te dire que la jeune femme que j'étais n'étais pas insensible à son charme et je crois pouvoir affirmer, sans vouloir me vanter que je ne le laissais pas indifférent. Il m'a invité un soir à dîner dans un petit restaurant.
Nous n'étions plus deux camarades mais deux jeunes personnes en train de se chercher. Nous nous sommes aimés follement pendant des semaines jusqu'à ce qu'il reparte en France. Il voulait que je le suive, mais je tenais trop à mon indépendance et à ma fierté. Je ne voulais pas appartenir à quelqu'un. Je découvrais quelques temps après son départ que j'étais enceinte.

Ludwig, tu n'es pas le fils d'un abjecte allemand ( pardonne-moi, je ne sais ce que tu penses de lui à l'heure actuelle et s'il a payé pour ses crimes ou non.) mais celui d'un français auquel tu ressembles énormément. Mon fils, tu es le portrait de ton père. Klaus Halder savait qu'il n'était pas ton père mais il a accepté de t'élever comme son propre fils en échange de mon silence et de ma fidélité. Klaus a toujours aimé les défis et j'en étais un pour lui. Je lui ai toujours résisté jusqu'à ce qu'il finisse par me convaincre. Il me fallait te donner une vie stable et je ne pouvais te présenter à Thibaud. Je ne pouvais prévoir sa réaction et s'il ne voulait pas de toi ? Cela était trop risqué pour moi et pour toi. Cette lettre n'a aucune organisation je le sais. Je suis troublée. Il y a quelques temps, j'ai revu Thibaut. Nous étions évidemment tous les deux surpris de nous revoir mais je n'ai pas eu l'occasion de lui parler. Klaus était là. Je ne sais pas quoi faire, pour la première fois de ma vie j'ai peur. Peur de son jugement sur mon mariage et peur qu'il te voit et remarque la ressemblance.
Je ne suis pas fière d'être madame Halder. Klaus est froid et ne ressent rien. Si Klaus apprend que Thibaud est ton père, il fera tout pour le faire tuer. Cela me fait mal de le dire, mais il t'aime. Je me suis engagée dans le réseau Reigen. Je ne peux être là sans rien faire. J'espère que tu es fier de moi. Je ne veux pas être une honte pour toi mon fils. J'ai sacrifié ma vie pour toi. Au sein du Reigen je me sens utile. Je n'aime pas l'idée d'envoyer des gens ailleurs pour une histoire de religion. Marx disait «  La religion est l'opium du peuple. », c'est ce que m'a appris mon séjour chez les communistes. Sans Dieu, tout est plus facile. Tu dois me croire folle mais j'ai toute ma tête en t'écrivant ses lignes. Tu n'as pas affaire à une inconnue, je t'ai simplement protégé. Hitler en a après les communistes et toutes les personnes qui ne croient pas au nazisme. Je n'y crois pas, et je ne crois pas au fait d'occuper un pays. Tu ne devrais pas grandir dans l'horreur mon ange. Si tu savais tout ce que Klaus fait … J'en découvre tous les jours, et chaque jour me dégoûte encore plus de lui. J'aimerais tellement t'écrire plus mais ta vie commence juste à l'instant où je t'écris. Je ne sais quand tu liras cette lettre, le plus tard possible je l'espère. Je t'aime plus que tout mon Louis ( j'ai toujours détesté t'appeler Ludwig, souviens-toi ) et si tu décides de partir à la rencontre de ton vrai père, donne lui cette lettre. Il comprendra peut être avec le temps.

Pour toujours.


Elle plia soigneusement le papier qu'elle mis dans une enveloppe sur laquelle elle écrivit « A mon fils bien aimé, Louis. ». Elle la mit alors dans un coffret qu'elle referma à clefs. Elle devait l'écrire, c'était un soulagement pour elle. Cependant, cela n’effaçait en rien les récents événements...