Le ciel était particulièrement bleu en cette fin de mois de septembre. Joseph Vernier, accompagné de sa femme Rénata, de leur fils Eugène et de leur nièce Eulalie. Ils avaient décidé de s'accorder une sortie à l'hippodrome de Longchamp pour assister au Prix de la Forêt, réservé aux chevaux de deux ans et plus. Ils avaient tous revêtus leurs habits du dimanche. La jeune cantatrice avait relevé ses cheveux en un agréable chignon bouclé, agrémenté d'un chapeau qui lui retombait légèrement sur le front. Sa robe qui s'arrêtait aux genoux était taillée dans un beau tissus quadrillé façon tartan, à manches longues et col montant orné d'une lavalière. Perchée sur ses petits escarpins, elle avait un air discret mais très élégant qui ne manquait pas de susciter l'admiration de ces messieurs.
Alors qu'ils cheminaient vers les places qui leurs étaient attribuées, Eugène bougonnait, plus qu'à l'accoutumée.
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A travers les innombrables vicissitudes de la France, le pourcentage d'emmerdeurs est le seul qui n'ai jamais baissé !Joseph éclata de rire alors que Rénata haussait les yeux au ciel.
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Allons bon, si le métier de chirurgien t'insupporte déjà alors que tu es seulement en internat, tu auras tôt fait de nous faire un ulcère !Eulalie pouffa discrètement puis regarda son cousin.
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La vie à l'hôpital est-elle donc si insupportable que cela ?-
Elle le serait beaucoup moins si j'étais supervisé par le Docteur Landgraf. Cet homme a beau être allemand, c'est un véritable battant ! Et même avec un seul oeil, il a sauvé plus de vies en 6 mois que mon imbécile de supérieur dans toute sa carrière !Rénata lança une tape discrète à l'attention de son fils pour lui faire comprendre qu'il exagérait alors que Joseph se contentait de rire encore et toujours. Eugène était rouge de frustration. Eulalie tenta de calmer le jeu et par la même, de cacher son trouble à l'évocation du docteur.
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Je suis sûre qu'il doit bien exister pire que ton chef dans le service de l'Hôpital.-
Ah je ne te le fais pas dire ! Il y a cette vieille bique de dactylographe au secrétariat... Marie-Antoinettede son prénom ! Une antiquité, on dirait une véritable momie, sèche et aussi aimable qu'une porte de prison. En plus elle passe sa vie à traîner dans ses pattes cet espèce d'insupportable bichon... Je voudrais bien la coller à la retraite si j'en avais le pouvoir !Rénata, outrée que de tels propos sortent de la bouche d'un garçon aussi bien élevé, plaça sur la tête de ce dernier un soufflet bien senti, sous les rires du père et de la cousine. Grommelant un peu, Eugène décida de ne pas en rajouter alors qu'ils arrivaient à leurs places. La course était sur le point de commencer... En sa qualité d'héritière de la noblesse suisse, bien qu'elle n'ait plus son titre, Rénata avait été conviée à prendre part à un apéritif en compagnie des jockeys et du Tout Paris. Et sa famille n'y échapperait pas non plus.
Eulalie regarda les chevaux s'élancer sur la piste avec un certain émerveillement. Bien qu'elle n'ait jamais pu monter sur l'un d'entre eux, elle appréciait l'élégance de ces bêtes qui pouvaient être tantôt d'un calme placide, tantôt d'une vivacité concurrençant celle du guépard. Les jockeys semblaient ne faire plus qu'un avec leur animal et transperçaient l'air à toute allure, sous ses yeux ébahis. Un jour, elle aimerait beaucoup avoir l'occasion de profiter d'une balade à cheval... Peut-être lorsque les conflits se calmeraient.
Une fois la course terminée, la famille s'éclipsa pour rejoindre le jardin privé qui avait été aménagé. Des petits chapiteaux abritaient des tables ornées de nappes blanches et de fleurs. Des femmes déambulaient dans leurs belles robes et leurs chapeaux raffinés. Rénata aperçut bien vite une connaissance et entraîna avec elle son Eugène de fils, sans doute dans l'espoir de trouver quelque chaussure à son pied pour un éventuel mariage.
Joseph sembla vouloir s'éclipser pour manger un morceau et se tenir le plus loin possible de ces dames, laissant Eulalie seule dans la foule. La jeune femme, un peu perdue, décida de s'asseoir à une table et de prendre une tasse de thé. Elle s'assit à côté d'une vieille dame qui semblait un peu ailleurs et resta pensive.
Si elle était venue aujourd'hui, ce n'était pas seulement pour profiter du plein air. C'était également parce qu'elle avait reçu une missive étrange, semblable aux messages codés qu'on lui faisait parvenir quand elle devait récupérer une oeuvre.
" P.S. : Un de mes amis vous admire sincèrement. Il espère pouvoir vous apercevoir au Champ de Courses de Longchamp ce dimanche. Vous serez la bienvenue à notre table après le Prix de la Forêt si le coeur vous en dit. "
Qui était donc ce mystérieux ami ? Où se cachait le résistant ? Eulalie, l'air de rien, scrutait la foule dans l'espoir d'y voir un quelconque signe quand la voix chevrotante de la vieille femme à côté d'elle la fit sursauter.
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Heureusement que cette guerre prendra bientôt fin...-
Je... Je vous demande pardon ?-
Ah, mais c'est parce que vous n'êtes pas au courant de la grande nouvelle... Je ne devrais pas vous le dire mais vous m'avez l'air d'être une jeune femme de confiance.Eulalie marqua un temps d'arrêt. Se pouvait-il que le résistant soit cette vieille dame ?
D'un air espiègle, celle qui devait facilement être octogenaire se pencha vers elle et lui dit sur le ton de la confidence :
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Adolf Hitler envisage très sérieusement d'abandonner la guerre pour se lancer dans l'horticulture... D'ici quelques mois Paris sera à nouveau libre !Eulalie était circonspecte. Comment une telle information avait-elle pu parvenir aux oreilles de cette respectable personne ? Et celà paraissait si peu probable... Enfin, on parlait tout de même de l'horrible Führer qui faisait trembler l'Europe entière !
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Vous en êtes certaine ?La vieille dame hocha vigoureusement la tête. Elle avait l'air plus sérieux que jamais.
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Evidemment, est-ce que j'ai une tête à ne plus savoir ce que je dis ? Ecoutez, mon fils travaille de façon très rapprochée avec le gouvernement Allemand, ce que je tiens sont des informations de source fiable !Eulalie ne savait plus quoi penser... C'était totalement invraisemblable, mais après tout, cette guerre était tout aussi invraisemblable, mais pourtant bien réelle. Les sourcils froncés, elle allait questionner davantage la vieille dame quand une femme d'un âge beaucoup moins avancé, accompagnée d'un homme qu'elle trouva plutôt bien fait de sa personne. Il devait certainement être un jeune parent de son interlocutrice...
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Allons madame de La Grandière, j'espère que vous n'essayez-pas encore de distraire la jeunesse avec vos histoires abracadabrantesques ?La vieille femme sembla s'étouffer de colère.
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Comment ça des histoires ?! Mon fils m'a bien confirmé que...La dame lui coupa la parole et fit signe à un groom de venir chercher la vieille femme. Celle-ci se laissa faire, un peu désorientée, alors que la nouvelle venue lui parlait d'une voix douceureuse. Soudain très silencieuse, elle se laissa reconduire plus loin par les hommes de service, sous le regard interloqué de la cantatrice.
La dame s'assit ensuite avec l'homme qui l'accompagnait et lui dédia un sourire qui lui parut un peu trop affable.
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Pauvre madame de la Grandière... Elle n'a plus toute sa tête depuis que son fils n'est plus de ce monde... Je suis madame de Courville et voici mon fils Louis.La jeune femme sourit doucement et inclina la tête avant de se présenter à son tour.
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Enchantée de vous connaître. Je m'appelle Eulalie Vernier, je suis Seconda Donna à l'Opéra de Paris.